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Libération
Récit

Seine : à Paris, les bistrots arrimés à quai

Depuis la piétionnisation des voies sur berges il y a deux ans, bars et restaurants se multiplient. Sélectionnées pour leur «utilité sociale», ces enseignes appliquent pourtant des tarifs élevés. De quoi attirer les touristes, mais pas les Franciliens qui préfèrent profiter des bords du fleuve à l’écart des commerces.
Paris, le 12 août 2018. Les buvettes des berges de Seine. (Photo Fred Kihn pour Libération)
publié le 29 août 2018 à 20h56

Santé ! Paris a élargi son champ d'action dans le domaine de l'apéritif : les berges de Seine, dont une partie a été piétonnisée à l'automne 2016, ont troqué les moteurs pétaradants contre une activité sensiblement moins bruyante. Stands de restauration et buvettes animent depuis plus d'un an et demi les 3,3 kilomètres de promenade le long de l'eau, permettant à chacun de déguster une bière fraîche ou un snack. Une fois attablé, la réalité est moins rose que le vin que l'on s'apprêtait à commander : les budgets serrés ne sont pas tout à fait conviés sur la promenade. Dans son parc Rives de Seine, la Ville a mis l'accent sur la politique sociale, pas sur l'accessibilité des prix. «Je n'aurais pas les moyens de venir consommer ici régulièrement», regrette Lila, une jeune agente immobilière venue boire un soda pour la deuxième fois cet été sur les bancs d'une nouvelle buvette de la promenade, en face du Louvre.

Si Lila reconnaît que «c'est plus sympa qu'une terrasse en bordure de boulevard, où l'on est collés aux tables des voisins et où l'on se fait presque effleurer par les voitures», son amie Amina, 23 ans, abonde : «Ça reste un soda à plus de 3 euros, et ça m'énerve. Moi j'ai l'habitude des canettes à 1 euro à l'épicerie», grince-t-elle dans un rire jaune.

Bonne affaire

Au moment de la disparition des véhicules, la maire Anne Hidalgo se donnait pour défi «la reconquête et l'embellissement» des berges. Le propriétaire du restaurant-triporteur Tartines en Seine près du pont d'Arcole, Jean-Paul Dufour, atteste du regain d'activité et comprend l'intérêt des petits nouveaux. Installé il y a cinq ans, «à l'époque des voitures», le patron témoigne d'une «nette différence dans [ses] revenus depuis la piétonnisation». Entre la redevance (l'équivalent d'un loyer pour un établissement public), les cotisations et son salaire, ce Lillois peinait à joindre les deux bouts pendant les trois premières années d'exploitation de son petit commerce de hot-dogs et crêpes aux produits du terroir. Aujourd'hui, il a l'esprit plus tranquille avec le flux quasi ininterrompu de piétons. Les bistrotiers ont vite flairé la bonne affaire et se sont pressés au comptoir lors de l'appel à manifestation d'intérêt diffusé par la mairie de Paris dès septembre 2016. Parmi les candidats ayant reçu l'autorisation d'occupation temporaire (AOT) du domaine public, de nouveaux arrivants et des cafetiers déjà présents à l'ère des camions, klaxons et autres queues de poisson pour remplir l'ambitieux projet de Paris. Rien de moins que devenir «la capitale mondiale des économies solidaire et circulaire» grâce à des propositions «portées par des structures d'utilité sociale», spécifie l'exposé des motifs de l'appel à projets qu'a pu consulter Libération.

Pour animer les berges, la Ville s'est officiellement mise en quête d'entreprises candidates capables de «propositions qui s'adressent au plus grand nombre et [qui] garantissent l'aspect populaire». Pourtant, si elle précise que «le prix des produits vendus figure ainsi parmi les critères de sélection», dans les faits, elle n'impose aucune limitation formelle des prix. «La mairie ne nous a pas demandé de pratiquer des tarifs particulièrement bas, mais de présenter un dossier cohérent et viable», se défend Mathieu Taugourdeau, le directeur général délégué du groupe SOS, un réseau d'entreprises d'insertion fondé par le businessman du social, Jean-Marc Borello, et présent sur les berges.

«Lieu parfait»

Au fil de la balade, spécialités locales et mets du terroir sont mis en avant aux divers stands. Résultat, les prix grimpent en flèche, encore plus qu'ailleurs à Paris. «Cette demande sur les prix bas avait été formulée par la mairie pour le bar Fluctuat nec mergitur, place de la République», indique-t-il. Dans ce bar créé lors de la réfection de la place en 2013, aussi géré par SOS, le café se déguste au comptoir pour 1 euro, la pinte pour 3. A la différence de la reprise d'un commerce traditionnel, les gérants en AOT de troquets ne pourront revendre un quelconque fonds de commerce au sortir de leur location (à durée variable, selon les entreprises). Leur seul gain sera le bénéfice qu'ils auront su dégager. Un moyen pour la ville d'éviter tout risque de spéculation. «C'est une rénovation et une remise aux normes qui ne vont rien coûter à la mairie», résume Mathieu Taugourdeau. On comprend alors beaucoup mieux pourquoi, à la Table de Cana, entreprise d'insertion renommée qui emploie et forme des personnes en difficulté professionnelle et sociale à travers la France, il n'en coûtera pas moins de 4,50 euros à qui voudra boire 33 centilitres de bière - locale, certes. Au Scilicet, géré par le groupe SOS non loin du pont au Change, c'est une autre limonade que sur la place de la République : installé face au Louvre, on boira une pinte de bière - elle aussi locale, brassée à Pantin (Seine-Saint-Denis) - pour 8 euros, soit la coquette somme de 16 euros le litre. Idem au bar des Nautes, à l'extrémité de la promenade.

Si Jean-Marc Borello, président du directoire du groupe SOS, pense vendre «parmi les bières les moins chères du coin», les clients ont, eux, un peu de mal à trouver la carte particulièrement abordable. Mais le cadre paisible les empêche de lui en tenir rigueur. Loris, un comptable de 31 ans venu passer un week-end à Paris, trouve la bière «très chère par rapport aux prix d'Angers». Il ne s'offusque pas car, selon lui, «les tarifs sont à peu près équivalents à ceux pratiqués dans le reste de Paris, mais en plus, on a un lieu parfait». Son ami Dimitri approuve : «Contrairement à d'autres bars, par exemple autour de Saint-Michel, on sent que les serveurs ne vont pas venir nous chasser au bout d'une heure si l'on ne recommande pas.» En marcel, pantacourt et tongs, il a prévu de se dorer la pilule en terrasse une bonne partie de ce samedi après-midi caniculaire. «Les prix ne sont pas exactement bon marché», concède Mathieu Taugourdeau, qui ne veut pas que l'on se méprenne : ce n'est pas la promesse. Il insiste d'ailleurs pour se distinguer des cafés et bars des quais piétons des autres lieux hypertouristiques de la capitale, épinglés à moult reprises pour leurs arnaques, telles que celle du «double café» ou de pintes de bière (50 cl) facturées deux fois le prix d'un expresso ou d'un demi (25 cl) à des touristes jugés naïfs par certains serveurs et patrons de bistrot. Libre à chacun de s'improviser un apéritif. Même sur les quais de Seine, la «clientèle est composée d'environ 70 % de touristes», précise Mathieu Taugourdeau.

Bras chargés

Pour leurs sorties, Parisiens et Franciliens se fournissent eux-mêmes. Quelques ponts plus loin, à l'écart des buvettes, c'est une autre population qui s'installe. Igor et quatre de ses amis habitent l'Essonne et ont choisi les berges de Seine pour profiter d'un été qu'ils passent pour la majorité au travail. Ils sont venus les bras chargés d'une douzaine de bières aromatisées à la tequila et de gâteaux apéritifs en tous genres. A en croire le petit groupe, même sans consommer au bar, le spot est idéal. «Il y a tout ici», s'exclame Igor, un mécanicien de 32 ans qui recense sur ses doigts avec emphase le mobilier urbain mis à disposition par la mairie : «Des tables avec parasol, des chaises longues, de l'ombre, du soleil, des brumisateurs. Bref, c'est parfait.» Le groupe aura déboursé à peine plus d'une vingtaine d'euros pour profiter des quais l'après-midi. Une somme avec laquelle ils n'auraient pu s'offrir qu'une boisson chacun à n'importe quel comptoir parisien. Le hic : dimanche, lorsque s'achèvera l'opération Paris Plages qui passe par la promenade, les quais perdront de leur superbe. Il ne restera plus que les tables et quelques transats en bois çà et là. Et les buvettes et autres restaurateurs seront présents, eux, jusqu'à ce que le froid hivernal ne les pousse à plier les gaules.