«Cette fois-ci on est dans le dur, et ça va être sérieux.» Cette réflexion d'un pilote d'Air France au cuir tanné par des années de syndicalisme en dit long sur le climat social plutôt orageux de la compagnie en cette fin du mois d'août. Cette semaine, les neuf organisations représentatives des 48 000 salariés de la compagnie ont fait leur rentrée, histoire de rappeler qu'elles restent mobilisées sur leurs revendications. Jeudi, lors d'un comité central d'entreprise, les mêmes ont appelé à «un fort durcissement du conflit». Après une fin d'hiver et un printemps émaillés par dix-neuf jours de grèves et la démission non attendue du PDG Jean-Marc Janaillac, Air France rempile pour un des plus durs conflits sociaux de son histoire. Les arrêts de travail ont déjà coûté 335 millions d'euros de manque à gagner et rien ne laisse entrevoir, à ce jour, une fin de crise. De nouveaux arrêts pourraient sérieusement plomber l'avenir de la compagnie nationale en la faisant sortir des opérateurs de premier rang.
Au fil des ans, le transport aérien est devenu de plus en plus concurrentiel et les voyageurs n'ont que l'embarras du choix pour aller à New York ou Shanghai. Représentante des salariés au conseil d'administration et pilote de Boeing 777, Véronique Damon est aux premières loges pour constater le blocage qui met Air France en péril : «Nous sommes face à deux points de vue difficiles à concilier. La direction ne veut pas voir les problèmes sociaux et les organisations syndicales ne peuvent être audibles que par le conflit.»
«Ubuesque»
En interrogeant les deux parties, Libération a pu constater ce hiatus. «Soit les salariés comprennent, soit ils ne comprennent pas les données économiques de l'entreprise» estime, un peu agacé, un membre du conseil d'administration. «Cela fait six mois que ça dure, les syndicats ont commencé à réclamer 6 % d'augmentation, puis 5,1 %, alors qu'en France, la masse salariale des entreprises a dû progresser de seulement 1 % cette année», renchérit un membre de la direction générale. De son côté, le président du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL), Philippe Evain, est tout aussi remonté : «La situation est ubuesque, le conseil d'administration d'Air France-KLM décide des émoluments du nouveau directeur général, mais avec les salariés, rien ne se passe alors que l'entreprise réalise des bénéfices depuis quatre ans pendant que nos salaires sont bloqués.»
Chose rare chez Air France, alors que les discussions sont officiellement rompues, aucun contact officieux n’est organisé, préliminaire habituel à la reprise des négociations. Traditionnellement, même dans les moments de pire fâcherie direction-syndicat, les belligérants ont pour coutume de se retrouver dans un bistrot pour maintenir le contact et préparer la suite.
Si pour l'heure le mot «grève» n'a pas encore été prononcé, ce serait pour certains salariés une question de jours. «En fait, explique l'un d'eux, les pilotes attendent le 4 ou le 5 septembre car c'est au début de chaque mois que leur sont communiqués les plannings de vol. A ce moment-là, il suffit de regarder sur quelles dates sont programmés les plus enclins à faire grève, pour décider à quel moment elle aura lieu, de manière à perturber au maximum le programme de vols.» Si les avions aux dérives bleu-blanc-rouge restent de nouveau cloués au sol, les passagers se détourneront-ils durablement de la compagnie pour lui préférer Easyjet en Europe, American Airlines ou Emirates sur les destinations plus lointaines ? Le PDG du tour-opérateur Voyageurs du monde, Jean-François Rial, est un des gros clients d'Air France à qui il achète, chaque année, pour 15 millions d'euros de billets. Il est partagé entre fatalisme et optimisme : «Ce pourrait être la grève de trop, surtout pour les clients. Mais il y a un nouveau [DG]qui vient d'être nommé. C'est un entrepreneur et j'espère qu'il s'affranchira des contraintes françaises et de l'Etat actionnaire pour faire ce qu'il faut et sauver la compagnie.» Le député LREM Jean-Baptiste Djebbari, pilote de profession, est, lui, plus inquiet : «Le président du [SNPL] est dans une logique de rapport de force. Une nouvelle grève serait toxique pour l'avenir d'Air France.» Le mois de septembre sera de toute évidence crucial. D'autant qu'au sein de sa filiale à bas coûts, Joon, lancée il y a moins d'un an, la grogne sociale va également crescendo sur la question des conditions de travail.
Embuscade
Deux scénarios semblent se dessiner. Le plus défavorable passerait par un blocage persistant des discussions sur les augmentations de salaires qui se traduirait par des arrêts de travail à répétition au moment où se font les réservations pour la saison d’hiver et les vacances de fin d’année. Combinée à la hausse du prix du kérosène, cette spirale pourrait faire renouer Air France avec les pertes. En 2017, le groupe Air France-KLM a réalisé un bénéfice d’exploitation de 1,5 milliard d’euros. Néanmoins, il demeure beaucoup plus faible que celui de ses concurrents directs, Lufthansa et British Airways. Dans cette hypothèse, un des alliés d’Air France figure idéalement en embuscade pour prendre le pouvoir. La compagnie américaine Delta possède déjà 8,8 % du capital d’Air France-KLM et elle pourrait être tentée d’augmenter sa participation et de s’offrir ainsi une tête de pont en Europe. Une mésaventure similaire est arrivée à Alitalia à Rome et à Iberia à Madrid, passées respectivement sous le contrôle d’Etihad (Abou Dhabi) et British Airways.
Une autre issue reste envisageable. Le nouveau DG d'Air France-KLM, nommé le 16 août, s'est illustré par des accords sociaux de longue haleine avec les personnels d'Air Canada, son ex-employeur. «Il pourrait être tenté de proposer aux syndicats d'Air France une augmentation de salaires étalée sur dix ans et à condition que les bénéfices soient au rendez-vous, comme il l'a fait au Canada», estime un membre du CA. Vérité d'un côté de l'Atlantique…