A 5 heures pétantes, le camion de Florian Violon arrive en trombe sur le port de pêche du Guilvinec. Le marin de 28 ans, à la carrure d'un demi de mêlée plus que d'unvieux loup de mer, presse le pas sur le quai. La veille du reportage, il avait prévenu : «Il faut vraiment être là à l'heure, le rouget peut se louper à quinze minutes près.» L'homme enfile ses bottes et prépare son bateau, un petit fileyeur de 6,7 mètres acheté 28 000 euros il y a trois ans. Quelques minutes plus tard, son frère cadet, pêcheur au casier, se pointe sur le quai. Accueilli par le premier d'un «ah bah tiens, v'là l'flémard !» Voir deux frères marins sur le même port n'est pas rare au Guilvinec, où le métier se transmet souvent par filiation. Mais dans la famille Violon, personne n'a jamais touché à un filet de pêche. Loïc et Florian ont grandi dans le Loiret, à Montargis, où l'on travaille plutôt la terre. Eux se marrent : «Ici, on nous appelle les étrangers. Quand on est arrivés, on était deux jeunes qui ne connaissaient rien. On a dû tout apprendre par nous-même.» Ils ne savent pas vraiment expliquer pourquoi ils ont choisi ce métier. «Peut-être parce qu'on allait pêcher en plaisance avec notre grand-père l'été», avance le cadet.
«La surprise»
Alors, quitte à se débrouiller seuls, les frangins ont décidé de pratiquer le métier autrement. Lorsqu'ils rentrent à terre, ils privilégient la vente directe, plutôt que la criée. «En vente directe, les prix sont fixes. On sait par exemple que le chinchard noir nous est acheté 4 euros du kilo, alors qu'à la criée, il peut descendre jusqu'à 15 centimes et varier énormément. Ça nous permet de travailler moins, mais de gagner plus», explique Florian Violon. Le duo vante les mérites d'un autre modèle qui leur permet de «rentrer à la maison» et d'avoir «une vie de famille».
Florian Violon remonte ses filets au bout d’une heure et demi. Moins de poissons, en meilleur état. Photo Vincent Gouriou pour
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L'aîné fait cap vers l'est, le long de la côte, pour nous le prouver. Il pointe une zone sur son GPS, plisse les yeux pour traverser le brouillard. Le pécheur ralentit au milieu de nulle part : «C'est la zone où je pose mes filets. Je l'ai trouvée tout seul, à force de chercher», assure-t-il. A l'avant du bateau, des poissons sautent à la surface de l'eau. Un bon présage. Le marin pose quatre séries de filets à petites mailles, délimités par des bouées flottantes rouges. «On devrait remonter du maquereau commun, du rouget, du maquereau espagnol. Mais ce que j'aime dans la pêche au filet, c'est la surprise. On ne sait jamais ce qu'il y aura au final.» Le bateau rentre au port «le temps que ça pêche», soit le temps de s'arrêter au café du Guilvinec. «Il faut compter une heure et demi environ, le temps d'un film», décrit le marin. Laisser les filets si peu de temps ne permet pas de pêcher beaucoup. «Mais en vente directe, on privilégie la qualité. J'en pêche moins que ceux qui laissent les filets toute la nuit, mais ils sont en meilleur état. Quand ils restent trop longtemps dans les filets, les poissons y meurent. Et attirent les prédateurs qui les abîment. Mes poissons, on dit qu'ils sont "raides kékette". Je les remonte vivants, en très bon état et ils partent directement», explique-t-il.
Les frères Violon disent travailler en mer comme ils «cultiveraient un terrain», avec le souci de «préserver la ressource». «Quand on est arrivés, certains nous ont vus rejeter à l'eau des énormes bars grainés [avec des œufs, ndlr], le respect s'est installé comme ça aussi. Si c'est trop petit, on remet à l'eau, pour pouvoir pêcher plus tard», assure Florian Voisin.
«Brillante»
Lorsqu'il remonte ses filets, Florian Violon en retire avec soin d'imposants maquereaux communs et espagnols, des chinchards noirs, quelques rougets et un gros poulpe. Dans les caisses, les poissons frétillent encore. Il en saisit le flanc, écarte l'ouïe et affirme «voyez comme elle est rouge, c'est rare dans une pêche au filet». Passe un coup d'eau dessus et en admire la robe «si brillante». A quelques mètres de là, en mer, Loïc, le cadet, a attrapé quatre gros homards dans ses casiers et plusieurs kilos de crevettes.
Ce jour-là, leur récolte est entièrement achetée par Poiscaille, une jeune entreprise de revente de produits de la mer aux particuliers. Charles Guirriec, l'un de ses fondateurs, explique fonctionner comme une Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne), permettant aux marins de s'y retrouver. Avec son associé, ils ont imaginé un modèle d'abonnement pour les particuliers. Les clients ont la surprise chaque semaine ou mois de recevoir de nouveaux produits, quand les marins sont encouragés à pêcher des poissons peu exploités. «On met en valeur d'autres types de poissons. Les clients payent un casier 20 euros à l'abonnement par exemple, et recevront du chinchard noir une semaine. On l'aura acheté 3 euros à prix fixe à Florian Violon. Mais une autre fois, les abonnés recevront du bar qu'on achète bien plus cher, et on fait beaucoup moins de bénéfice. On s'en sort parce que notre système crée un équilibre. On vend parfois à des restaurants aussi, avec la garantie que les produits soient sur la table en moins de 48 heures» , explique-t-il.
Les frères pêchent aussi les crustacés au casier. Photo Vincent Gouriou pour
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Loïc et Florian travaillent quasi sept jours sur sept. Pas plus pas moins que les autres. Mais la vente directe et leur collaboration avec Poiscaille leur permettent de toucher presque 3 500 euros net par mois, selon leurs calculs. Quand, d'après eux, il faudrait faire des journées «deux fois plus» longues s'ils vendaient à la criée. Leur modèle demande néanmoins à être pérennisé. «On s'en sort pas trop mal. Mais on arrive au moment où on commence à chercher des investisseurs, convient le fondateur de Poiscaille. On a pour l'instant 900 abonnés, 2 000 casiers par mois. A 50 000 abonnés, on pourra peut-être changer la pêche», prophétise-t-il.
Il est 11 h 15, Loïc et Florian débarquent leur marchandise et s’apprêtent à rentrer chez eux avant midi. L’aîné vient d’adopter un chiot, le cadet construit une maison. Ils le répètent en empilant les caisses de poisson frais : ils ont une vie en dehors de la pêche.