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Pourquoi apprend-on des poésies à l'école (et pourquoi toujours les mêmes) ?

Avec la rentrée des classes approche le temps de la récitation, surtout pratiquée pour développer les compétences orales des enfants. Les professeurs sont seuls à choisir les textes à apprendre.
A Quimper, en 2017. (Photo Fred Tanneau. AFP)
publié le 30 août 2018 à 7h14

«Bonne année à toutes les choses / Au monde, à la mer, aux forêts…» Benoît a 35 ans et se souvient encore presque en entier de ce poème appris à l'école primaire il y a 25 ans. «Bonne année à toutes les roses / Que l'hiver prépare en secret…» Sa mère qui le lui a fait réciter de nombreux soirs, ainsi qu'à sa sœur Marie quelques années après, le connaît encore mieux. «Bonne année à tous ceux qui m'aiment / Et qui m'entendent ici-bas…» Ce court texte est signé Rosemonde Gérard (1866-1953), une auteure aujourd'hui connue à peu près uniquement pour cela. Son petit hymne à la nouvelle année fait en effet partie des quelques classiques des leçons de récitation à l'école.

Comme le calcul, apprendre de la poésie et la dire devant toute la classe constitue toujours, malgré les réformes successives, l’un des piliers de l’enseignement en primaire. Jusqu’en 2015, le programme officiel préconisait de faire retenir par cœur 10 textes poétiques par an à chaque élève, du CP au CM2. Depuis, l’obligation de la récitation est maintenue mais sans donner de chiffres.

Quel est l'objectif pédagogique ? En CP, CE1 et CE2, la récitation doit permettre de «dire pour être entendu et compris», dit le Bulletin officiel de juillet 2018. En CM1 et CM2, de «parler en prenant en compte son auditoire». En clair, les textes appris servent surtout la maîtrise de l'expression orale. Les enfants doivent pouvoir bien dire les poèmes devant leurs camarades. «Les élèves apprennent peu à peu à améliorer leur articulation et le volume de leur voix, à varier les intonations, à utiliser posture, regard, mimiques et gestuelle pour capter l'attention de l'auditoire», expliquent les recommandations pédagogiques publiées en avril.

«Travail mécanique de la mémoire»

Mais la récitation est aussi évidemment une approche du par-coeur. Dans leur ouvrage Pour un enseignement de l'oral (ESF Editeur), Joaquim Dolz et Bernard Schneuwly expliquent carrément : «A partir du début de ce siècle, la mémorisation des leçons fera de plus en plus place à la récitation de poèmes, au point que "récitation" et "poèmes" deviennent presque synonymes dans le langage scolaire.» Pour Amélie Vautier, professeure des écoles en CE2 à Nantes, la poésie est en effet bénéfique au «travail mécanique de la mémoire : dans ma classe, les enfants ont trois semaines pour apprendre une poésie, un vers par jour. Cela leur donne des habitudes de travail qui leur serviront quand ils arriveront au collège.»

Enfin, troisième vertu de l’apprentissage de la poésie, bien sûr : un accès à une littérature qui ne soit pas que narrative.

Reste à savoir laquelle. Sur ce point, les textes ne donnent pas d'indication : en vertu de la «liberté pédagogique», c'est à chaque professeur d'établir sa propre liste. Les enseignants étant des humains comme les autres, il s'en trouve relativement peu pour qui la fréquentation de la poésie est chose courante. La solution de facilité est alors de piocher dans les textes trouvables facilement, souvent en deux clics sur Internet et qui, éprouvés souvent par des générations de professeurs, ont le mérite de correspondre au format voulu et au sujet traité en classe au même moment. Ce qui met de côté des choix plus audacieux ou la poésie contemporaine, par exemple. Et ce qui peut laisser la part belle aux poésies gnan-gnan à base de description plate des saisons qui passent ou de «je t'aime» à sa maman. Exemple pioché sur un site qui propose des ressources pédagogiques :

C'est le printemps, il fait frais
Nounours met un bonnet.
C'est l'été, il fait chaud
Nounours enfile un maillot.
C'est l'automne, il fait gris
Nounours prend un parapluie.
C'est l'hiver, il fait froid
Nounours porte une parka.

Des textes compréhensibles «sans explication»

«De la pâtisserie poétique, dégoûtante et qui donne envie de vomir. Ce n'est pas respectueux pour les enfants», résume Lise Mathieu, ancienne enseignante et auteure de poésie. Son livre A s'en mordre les yeux a reçu en 2005 un prix de poésie pour la jeunesse. En septembre, son nouveau recueil Petits poèmes en pyjama sortira chez Le Faune«Il faut être exigeant avec les jeunes lecteurs». Ils sont «capables de comprendre, plus qu'on ne croit», appuie-t-elle.

Au moment de choisir ce qu'elle fait apprendre à sa classe, Amélie Vautier essaie d'éviter les «poèmes cuculs», explique-t-elle. Mais les textes doivent être tout de même «simples dans l'écriture, avec des phrases pas trop complexes. Ça ne sert à rien de mettre l'élève en échec.» Pour en trouver, elle dit «merci Internet !» avoue-t-elle. L'enseignante nantaise pioche parmi les nombreux sites et blogs de ses collègues qui mettent à disposition des textes.

«Lutin Bazar» est de ceux-là. Morgane Ceard, professeure en CE1-CE2 à Toulouse, fait part sur ce blog de conseils de lectures et astuces pour les enseignants de primaire. L'enseignante propose aussi un recueil de poésies plutôt fourni et classé par thèmes : la nature, l'alphabet, l'histoire, la liberté… Et les saisons évidemment. «On n'y échappe pas, sourit-elle. Cela fait partie du programme… Mais vous savez, les enfants aiment ça, les poèmes sur les saisons !»

En classe, Morgane Ceard a une pratique très originale de la récitation. Ses élèves ne disent pas tous le même poème. Elle leur propose des textes et chacun choisit. Les poèmes sont classés par difficulté, de 1 à 3 points. L'objectif pour chaque enfant est d'avoir accumulé 10 points à la fin de l'année : en n'apprenant que des faciles à 1 point, il faudra en choisir dix pour atteindre son but, moins si l'enfant va vers des textes plus difficiles (plus longs, avec un vocabulaire plus compliqué). Les élèves «sont également libres de choisir aussi leur date de récitation, explique l'enseignante. On entend cinq poèmes différents dans le même créneau et les élèves co-évaluent avec moi.»

Compréhensibles «sans explication» 

Dans le recueil qu'elle a constitué, on trouve des classiques, comme Maurice Carême et Jacques Prévert (avec le célèbre «Le Cancre») mais aussi des auteurs contemporains (comme l'excellent Carl Norac). Et l'enseignante se tient aux aguets de la nouvelle création. «Des auteurs m'envoient régulièrement leurs textes», précise-t-elle. Pour choisir ses poèmes, le principal critère de sélection de Morgane Ceard est qu'ils doivent être compréhensibles «sans explication».

La simplicité, c'est aussi l'un des critères d'écriture de Lise Mathieu, peu importe son public. Quand elle compose, l'auteure assume de privilégier une langue accessible. «Avec des mots simples et concrets, on peut faire des vrais poèmes», plaide-t-elle.

La poésie contemporaine pour enfants «s'écrit de la même façon que "la poésie pour adultes"», exprime de son côté Paul de Brancion, auteur d'habitude plutôt à ranger dans la section adulte mais qui vient de publier Petit Fennec et autres lapins chez Lanskine. «Il s'agit de chercher la limpidité et, sans doute, introduire du "jeu" dans le vers afin de faire entendre simplement une écriture, par nature complexe, que les enfants saisissent comme personne.» Les élèves seraient donc un très bon public pour la littérature d'aujourd'hui. Reste à comprendre désormais pourquoi, de commune dans l'enfance, la pratique de la poésie devient si vite insolite et repoussoir une fois adulte.