Dans la nuit du 20 au 21 août, ce sont d'abord les parachutistes qui se sont posés sur les pistes de l'aéroport de Prague. Ils ont pris possession des lieux et, avec cette tactique de base, ils ont ouvert la voie à l'arrivée de 800 avions, eux-mêmes soutiens de 6 300 chars, 2 000 canons et 400000 hommes au sol. Les troupes du Pacte de Varsovie, soit l'URSS, la Pologne, la Hongrie, la Bulgarie et la République démocratique d'Allemagne (RDA), viennent d'envahir la Tchécoslovaquie.
Pour contrer quoi ? Une tentative de rénovation du système soviétique avec l'idée que, peut-être, une deuxième étape du communisme était possible. Chef du gouvernement depuis janvier, Alexandre Dubcek pensait pouvoir aller vers un «socialisme à visage humain». Il n'y a, depuis des mois à Prague, ni barricades ni émeutes. Les observateurs commencent à croire que la Tchécoslovaquie pourrait devenir le moule d'une évolution. Mais la vision que portent les troupes du Pacte va brutalement les rappeler à la réalité. Certes, les agresseurs prétendent qu'ils sont intervenus à la demande des responsables locaux pour sauver le socialisme. Le délégué soviétique invoquera quelques semaines plus tard, à la tribune de l'ONU, «l'assistance fraternelle» pour justifier une intervention qui ressemblait surtout au baiser de la mort.
Coup de tonnerre
L'opération était en préparation à Moscou depuis avril. Secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque, Dubcek n'a rien d'un opposant. Il croit sincèrement que le communisme, tel que Moscou le défend, est en quelque sorte améliorable. En toute bonne foi, Dubcek met en place progressivement de nouvelles libertés. «En avril, tandis que la jeunesse d'Occident s'agite et se donne des frissons de révolution, Alexandre Dubcek supprime la censure, autorise les voyages à l'étranger et fait même arrêter le chef de la police, explique la revue Hérodote sur son site. Beaucoup de Tchécoslovaques se ruent à la découverte de l'Occident sans prendre garde aux manœuvres prémonitoires du Pacte de Varsovie, en Tchécoslovaquie même.» L'ambiance est à l'espoir. L'invasion arrive comme un coup de tonnerre dans le ciel clair.
Naïveté ? Pas plus sans doute que celle de tous ceux qui, en Occident, ont eu tant de mal à admettre ce qui se passait en Union soviétique. A commencer par le Parti communiste français. Il faudra attendre 1968 et l'entrée des chars soviétiques à Prague pour voir l'Humanité titrer clairement : «La surprise et la réprobation». Du côté des intellectuels, encartés ou simples «compagnons de route», l'évolution des idées et des convictions prendra également des chemins, et des durées, variés.
Au début de son engagement, Louis Aragon n'est pas de ceux qui doutent. Entré au Parti communiste français en 1927 (dix ans seulement après la révolution d'Octobre), défenseur du stalinisme dans les années 30, parti vivre en Union soviétique pendant un an avec sa femme Elsa Triolet, il lui faudra du temps pour vaciller. En 1956, l'insurrection de Budapest, véritable guerre civile, provoque l'entrée des troupes soviétiques et la répression fait 2 500 morts. Membre du conseil national des écrivains créé par le Parti communiste, Aragon refuse de condamner l'invasion de la Hongrie. Mais il se fait le défenseur de deux écrivains condamnés à mort en Hongrie et obtient leur grâce.
«Est-ce que tout est perdu ?»
Au delà des doutes, comment abandonne-t-on, pour de bon, les engagements d'une vie ? Il faudra l'offensive du Pacte de Varsovie, la fin brutale du Printemps de Prague, pour que l'auteur du Front rouge, violent poème pro-Staline écrit en 1931, en finisse une bonne fois avec l'intransigeance qui avait marqué sa jeunesse.
En ce 21 août 1968, pas moins effaré que le reste du monde par l'invasion de la Tchécoslovaquie, et sans doute plus atteint encore que ceux qui n'avaient pas cru à l'utopie marxiste, Louis Aragon sait sans doute qu'il doit maintenant dire la rupture qu'il ressent. Mais pour ce faire, il emprunte la drôle de voie d'une préface.
Le livre date de 1965 et s'intitule la Plaisanterie. Il est dû à Milan Kundera, un jeune auteur tchèque dissident que personne ne connaît encore en France. L'auteur considère qu'il a écrit «un roman d'amour». Mais Aragon, qui convainc Gallimard de faire traduire l'ouvrage en français et de le publier, défend l'œuvre en tant que livre politique.
Fin août 1968, la Plaisanterie paraît en français, préfacé par Louis Aragon. Dans ce texte, il cite l'un des personnages du roman qui dit : «Belle lurette qu'il a eu lieu l'avenir…» Aragon ajoute : «Celui qui dit cela, pourtant, il y a quelques années, est de ceux qui avaient tenté d'intégrer à leur trésor national, au folklore de Moravie, des chansons en l'honneur de Staline. Voyez où nous en sommes.»
Avec ce texte, Aragon va donner à voir où il en est, lui. «Nous qui avons vécu toute notre vie les yeux sur l'avenir, pour l'avenir… et ce que nous avons sacrifié de nous-mêmes, décliné de nous, de notre passé est impossible à évaluer, mais nous le faisons pour l'avenir des autres. Et voilà qu'une fin de nuit, au transistor, nous avons entendu la condamnation de nos illusions perpétuelles. Que disait-elle, cette voix d'ombre, derrière les rideaux encore fermés du 21 août à l'aube ? Elle disait que l'avenir avait eu lieu, qu'il ne serait plus qu'un recommencement.»
A ce drame s'ajoute pour Aragon l'arrogance de l'agresseur, «cette voix qui depuis ne se tait plus, qui impose d'appeler vertu le crime, qui appelle aide au peuple de Tchécoslovaquie l'intervention brutale par quoi le voilà plongé dans la servitude. Cette voix du mensonge qui prétend parler au nom de ce qui fut un demi-siècle l'espoir de l'humanité. Par les armes et le vocabulaire». Et de poser la seule question qui lui importe : «Ô mes amis, est-ce que tout est perdu ?»
«Pessimisme lucide»
Abandonnée dans les rééditions ultérieures de la Plaisanterie, cette préface ne survit ici et là qu'avec une phrase : «Je me refuse à croire qu'il va se faire là-bas un Biafra de l'esprit.» Depuis 1967, la sécession de cette région de l'est du Nigeria a entraîné une famine qui tuera un à deux millions de personnes et se déroule alors sous l'objectif des photographes. Mais Aragon a beau se refuser à croire au pire, il écrit aussi : «Je ne vois pourtant aucune clarté au bout de ce chemin de violence.»
Dans un article sur les rapports entre Louis Aragon et Milan Kundera, le chercheur Reynald Lahanque, professeur à l'université de Nancy 2, cite Milan Kundera, l'auteur qui a finalement fourni son viatique à l'examen de conscience de l'écrivain. «Comme le dit Kundera de son côté, les circonstances ont conduit Aragon à faire [de cette préface, ndlr] "un très beau texte d'un pessimisme lucide" ; et même, selon lui, "un règlement de comptes avec le communisme unique dans son œuvre".»Il en aura en tous cas beaucoup coûté à Aragon de l'écrire après cinquante ans de fidélité communiste, et cela dans tous les sens du terme. Directeur de la revue du PC les Lettres françaises, Louis Aragon décide d'y publier le texte de la préface. Cette provocation a une conséquence immédiate : Moscou suspend tous ses abonnements et entraîne ainsi la dégringolade financière du titre qui cessera de paraître en 1972.
Le 9 mai 1968, tandis qu'Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Dany Cohn-Bendit haranguaient la foule des étudiants sur la place de la Sorbonne, Aragon s'est avancé vers le micro. La foule l'a conspué mais Cohn-Bendit l'a défendu à sa manière : «Ici, tout le monde a le droit de parler, si traître soit-il !»
Quelques semaines plus tard, dans sa préface, le vieil écrivain écrira également qu'il songe «à ceux aussi qui crurent avec le cœur de la jeunesse qu'enfin étaient venus les temps humains».