En annonçant en mars une étude sur la gratuité des transports collectifs, Anne Hidalgo, maire de Paris, a lancé un pavé dans la mare pour les municipales de 2020. Certes, ce n'est pas elle qui décide, c'est Ile-de-France Mobilités, présidé par la région et donc par Valérie Pécresse, qui ne veut pas en entendre parler. Il n'empêche : la fin du ticket ne peut plus être considérée comme une lubie pour petite collectivité. «Même dans de très grands réseaux, à condition d'y aller progressivement sur une longue durée, elle est envisageable», estime Maxime Huré, chercheur et spécialiste des transports et de la mobilité. Il souligne que, dans une élection municipale, «il y a très peu de sujets clivants». La gratuité pourrait être un de ceux-là, même s'il est difficile de l'attribuer à tel ou tel côté du spectre politique.
Ainsi, Châteauroux, ville d'Indre gérée par une municipalité de droite, a fait passer ses transports publics à la gratuité dès 2001. «Ce n'est même pas moi qui l'ai fait, reconnaît Gil Avérous, le maire LR. C'est mon prédécesseur [Jean-François Mayet, maire UMP de 2001 à 2014, ndlr]». Concessionnaire Mercedes, ce pionnier avait fait ses calculs : «Avec 14 % de recettes de billetterie, il a estimé que le rapport entre l'impôt et le service rendu était mauvais.»
«Maroquinerie»
Dans une approche économique, cet élu sans préjugés a voulu augmenter la fréquentation de son réseau. «Elle a été multipliée par 3,5, résume Gil Avérous. Soit 5 millions de voyages par an, dans une agglomération de 78 000 habitants, très rurale, avec une population en baisse.» Le calcul des «externalités», autrement dit des effets induits, n'est pas une pratique budgétaire très utilisée en France et Gil Avérous reconnaît qu'«on peine à mesurer les coûts évités». Mais il évoque les «effets pas croyables» de la gratuité : «On a une entreprise de maroquinerie haut de gamme, qui travaille pour de très grandes marques, qui est venue s'installer dans notre centre-ville grâce à la gratuité.» La main-d'œuvre qualifiée et féminine qui s'y trouvait était souvent sans permis.
Pourtant, ces pragmatiques arguments ont du mal à lutter contre les certitudes. A commencer par celles des grands groupes du transport collectif, unanimes contre la gratuité. «Le fait de considérer que les services publics doivent être rentables est devenu une logique dominante dans les transports publics dans les années 70-80», explique le chercheur Maxime Huré. Avec Dunkerque, qui passe au tout gratuit (lire ci-contre) «pour la première fois, on va sortir de cette logique pour privilégier une dimension sociale et environnementale». Ce choix d'allocation des ressources publiques «dépasse de loin une simple question de transport». Il relève de l'arbitrage du politique. Mais cette évidence ne suffit pas pour convaincre. La gratuité des transports est un sujet qui entraîne «un florilège de préjugés, de dogmes et de contre-vérités»,dit Patrice Vergriete, le maire de Dunkerque.
Caricatures
Dans cette affaire de gratuité des transports publics, on nage en effet en pleine idéologie. Qui doit payer ? Le contribuable ou le «client» ? (les partisans de la gratuité parlent plutôt de «l'usager»). Principal argument des antis : ce qui est gratuit n'a pas de valeur et sera fatalement dégradé. «Celui-là me fait toujours rire parce que, dans notre vie, tout ce qui compte le plus est gratuit : l'amour, l'amitié, les enfants…» a dit Vergriete en ouverture des Rencontres. Il aurait pu évoquer l'école. Côté dégradations, «les expériences de gratuité des transports publics ont plutôt montré une baisse de la délinquance et des incivilités». Ne serait-ce que parce qu'une fréquentation en hausse dissuade les auteurs de dégradations et incivilités de passer à l'acte. A Dunkerque, ces incivilités ont reculé de 60 % le week-end. A Châteauroux aussi, la gratuité change la vie des exploitants. «On n'est plus dans la gestion des incivilités, on se recentre sur ce qui est purement notre métier», dit Alexandre Flon, directeur de la filiale Keolis de la ville de l'Indre. De toute façon, si le caractère payant des réseaux les protégeait des malveillances, ça se saurait.
«Quand des villes comme Paris ou Clermont-Ferrand s'intéressent à la gratuité, on a une première phase où on voit la nullité du débat», dit Patrice Vergriete. Le transport gratuit se prête à des caricatures du type «et pourquoi pas manger gratuitement ?» Mais l'irruption des grandes villes - confrontées à des pics de pollution récurrents et à des encombrements ingérables - va contribuer à la maturation des débats.