Un eldorado à première vue ! Le marché récemment libéralisé des autocars pour les liaisons de grande distance serait plein d’avenir pour le consommateur, demandeur compulsif de mobilité au meilleur prix. Et, le secteur serait, en outre, créateur d’emplois. La réalité économique est plus nuancée. La concurrence vire à la castagne entre les trois opérateurs qui se partagent encore le marché. Certes, depuis 2015, date à laquelle un certain Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, a ouvert ce secteur, le nombre de voyageurs a augmenté en flèche. L’an dernier, 7,1 millions de personnes se sont installées dans des bus pour une distance de plus de 100 km, soit 14,5 % de plus qu’en 2016. La barre des 300 villes desservies dans l’Hexagone par les «bus Macron» a été franchie, soit 28 % de plus que l’année précédente. Voilà pour la façade, joliment ripolinée par ces clignotants tous au vert.
L'envers du décor est un peu moins glamour. Aujourd'hui, trois transporteurs se partagent le marché français : Ouibus créé par la SNCF, FlixBus filiale d'un groupe allemand spécialisé dans le transport en autocar et Isilines détenu par Eurolines, acteur historique des liaisons en bus dans toute l'Europe. Il y a moins de deux ans, ils étaient encore cinq à se disputer les clients français, puis en l'espace de deux semaines, Ouibus a mis la main sur Starshipper, un opérateur situé dans l'ouest de la France. Son concurrent FlixBus a répliqué en rachetant un autre concurrent : Megabus. Et ce n'est sans doute pas fini. «Nous sommes encore trop sur ce marché pour qu'il soit rentable. C'est une activité de volume, il faut parvenir à une taille importante pour rentabiliser nos coûts», indique Yves Lefranc-Morin, directeur général de FlixBus en France. Or, en 2017, le chiffre d'affaires des «cars Macron» a tout juste atteint 105 millions d'euros. Visiblement très insuffisant pour faire vivre de manière pérenne trois opérateurs. Ils en sont donc réduits à se livrer une féroce concurrence, jusqu'à ce qu'un ou deux mette la clé sous la porte, ou se fasse racheter.
Prestations identiques
En attendant, chacun en est à comparer ses pertes avec celles de son voisin. Champion toutes catégories, Ouibus aurait perdu 35 millions d’euros en 2017. FlixBus serait à 5 millions de déficit l’an dernier. Quant à Isilines, crédité de 15 % de part de marché, il a perdu, en 2017, 15 millions d’euros pour 30 millions de chiffre d’affaires en Europe. Trois ans après l’ouverture du marché, pas un opérateur n’a donc réussi à dégager le moindre centime de profit et 2018 ne devrait pas déroger à ces pertes récurrentes. Sans compter qu’aucun des trois ne peut se différencier de ses concurrents avec un service particulier. Tous offrent des prestations quasiment identiques : des autocars de 50 à 55 sièges équipés de toilettes et d’une liaison wi-fi gratuite. Chaque passager peut, en principe, recharger ses appareils électroniques sur une prise individuelle.
A service équivalent, prix équivalent. Les voyageurs paient environ 5 centimes pour chaque kilomètre, ce qui met le Paris-Bordeaux à 25 euros. Un tarif visiblement insuffisant pour éviter que les comptes des transporteurs demeurent dans le rouge. L'autorité de régulation des transports ferroviaires et routiers (Arafer), le gendarme du secteur, note pudiquement qu'à ce prix-là et avec un taux d'occupation moyen de 50 %, «les opérateurs ne couvrent que 50 % de leurs coûts d'exploitation». D'ou une fuite en avant : «Nous testons tous de nouvelles destinations. Nous ouvrons des lignes et on observe, au bout de six mois, qu'elles ne sont pas rentables», détaille Roland de Barbentane, directeur général de Ouibus.
Il est vrai que le transport en autocar est en concurrence frontale avec le train et notamment Ouigo, la filiale low-cost de la SNCF, sans compter le covoiturage et même les offres des compagnies aériennes à bas coûts, telles qu’Easyjet et Ryanair. Les trois opérateurs arrivent surtout à tirer leur épingle du jeu sur les liaisons avec les aéroports et entre les villes moyennes, de plus en plus délaissées par la SNCF, rationalisation de son réseau oblige. Preuve supplémentaire s’il en est de la fragilité de ce marché : aucun des trois transporteurs n’a investi pour acquérir une flotte d’autocars. Tous fonctionnent sur un modèle de sous-traitance avec des transporteurs régionaux. Ces «partenaires», comme ils sont pompeusement surnommés, sont rémunérés selon un minimum garanti assorti d’un pourcentage, au delà d’un certain coefficient de remplissage.
Coups bas entre transporteurs
Le système ne fait pas que des adeptes. A Montargis, Cyril Darbier, propriétaire d'une entreprise de transports, a assuré la ligne Bordeaux-Paris via Angoulême et Poitiers. Il a jeté l'éponge au bout de quelques mois. Le prix de revient de son autocar ne peut descendre en dessous de 1,30 euro du kilomètre. Or FlixBus le rémunérait 85 centime du kilomètre. Les clients potentiels étant encore trop rares et donc extrêmement disputés, ils font l'objet de coups bas entre les trois transporteurs. «FlixBus recourt à des jeunes qui viennent distribuer des tracts dans nos gares autoroutières», remarque Hugo Roncal, le dirigeant d'Isilines. «Nous sommes parqués dans la gare routière de Bercy-Seine [Paris-XIIe arrondissement, ndlr] alors que Ouibus bénéficie d'infrastructures beaucoup plus confortables à la gare SNCF de Bercy dont il est, en plus, le gestionnaire», tacle le directeur général de FlixBus, Yves Lefranc-Moisin. De son côté, le patron de Ouibus, Roland de Barbentane, n'est pas tendre avec FlixBus à qui il reproche de lui piquer des clients, en achetant sur Internet des mots-clés qui se rapprochent du nom Ouibus et renvoient ensuite sur le site de FlixBus.
L’issue de cet affrontement sera-t-il fatal à l’un des belligérants ? Yves Lefranc-Moisin se laisse aller à un funeste présage en estimant que son concurrent, Ouibus, filiale de la SNCF, veut tuer le marché en le débarrassant des opérateurs privés afin de constituer un monopole et préserver ainsi l’activité de son actionnaire, qui n’est autre que la SNCF.