De la Saône-et-Loire, Christian Decerle, président de la chambre d'agriculture locale, dit que c'est «un très grand département agricole». Et quand il évoque le vignoble de Bourgogne et la vache charolaise, on comprend que «très grand» se rapporte davantage à une réputation qu'à une superficie. Pourtant, ajoute-t-il, «le moral n'y est plus du tout». Le secteur de l'élevage en particulier «souffre depuis plusieurs années». Et au premier semestre 2017, cette souffrance a atteint un pic. «Nous avons eu neuf suicides dans le département, explique Christian Decerle. Je connaissais très bien cinq des familles touchées.»
Dans les autres milieux professionnels, la bonne volonté pour trouver des solutions à l'épuisement professionnel et aux risques de suicide n'est pas toujours là, mais ces phénomènes sont devenus difficiles à nier. Dans le monde agricole, c'est une autre affaire. «L'agriculture a probablement puisé une partie de sa force dans sa capacité à s'organiser par elle-même, avec toute une architecture sociale, scolaire, sanitaire très bien construite, avance Christian Decerle. Mais l'évolution démographique est telle, l'ouverture des marchés est telle que cette spécificité agricole qui nous a servis pourrait avoir tendance à nous refermer sur nous-mêmes. Pourquoi y a-t-il autant de lassitude morale dans notre secteur ?»
«Echelle du désespoir»
Pour répondre à cette question, le président de la chambre est persuadé qu'il faut sortir du vase clos : «Il fallait trouver une piste de travail originale, avec des intervenants pas forcément familiers des pratiques agricoles.» D'où le partenariat avec l'université de Montpellier, où le chercheur en sciences de gestion Olivier Torres dirige l'observatoire Amarok sur la santé des travailleurs non salariés. Il est l'un des rares en France à se pencher sur la souffrance au travail chez les patrons de petite entreprise et, de son propre aveu, il ne s'était «jamais intéressé aux agriculteurs».
Habitué des enquêtes sur la santé au travail, Olivier Torres a d'abord envoyé un questionnaire aux 7000 adhérents de la chambre et obtenu «225 réponses complètes», soit un retour bien supérieur à ce qu'il obtient d'ordinaire ailleurs. Ce n'était pas la seule surprise de cette étude. Les réponses au questionnaire montrent «un risque d'épuisement professionnel à un niveau que l'on n'a jamais mesuré dans les dix ans d'histoire de l'observatoire Amarok, même dans le bâtiment ou l'artisanat». Le chercheur, qui rappelle que 200 réponses donnent une base de travail fiable, estime que 40% des répondants sont dans une situation de risque de burn-out. De la même manière, sur «l'échelle du désespoir», seuls 20% des enquêtés «ont une vision positive de leur avenir».
Ligne de soutien
Autre surprise de taille, la solitude, qui aggrave les risques psychosociaux chez tous les patrons de PME, n'a pas cet effet sur les agriculteurs. «Là, c'est l'inverse. Ceux qui ont des associés, même des associés familiaux, présentent les risques les plus élevés d'épuisement professionnel.» Cette étrangeté «intrigue» le chercheur.
L’observatoire va peut-être permettre d’affiner les facteurs de risques pour les agriculteurs. Mais jusqu’à présent, en matière de santé au travail, les dirigeants agricoles ont formé une catégorie dans l’angle mort de la recherche. Leur taux anormalement élevé de suicides a certes été rendu public depuis qu’en 2016, une étude de la Mutualité sociale agricole (MSA) a mesuré le phénomène et mis en avant une surmortalité chez les exploitants hommes, âgés de 45 à 54 ans, à la tête d’une exploitation de taille moyenne. On compte les morts. Dans l’urgence immédiate, une ligne de soutien téléphonique, Agri' Ecoute, a été mise en place, et renforcée depuis mars. Elle fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et son utilité ne se dément pas.