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Libération
Récit

Une loi pour une poignée de milliards

Le texte de Darmanin n’aura qu’un impact très limité sur la fraude fiscale, estimée à 80 milliards d’euros par an.
publié le 18 septembre 2018 à 20h56

La mesure de la fraude fiscale est loin d’être une science exacte, pour cause - intrinsèque - de dissimulation. Allons-y pour l’estimation la plus souvent retenue, 80 milliards d’euros par an. Soit l’équivalent du déficit budgétaire de la France, qui serait de facto réduit à zéro par une vigilance accrue. Ou encore 20 % à 30 % des recettes de l’Etat, selon les différents rapports réalisés sur le sujet (notons la très relative précision de la fourchette).

Allégorie

Mardi devant l'Assemblée nationale, dans le cadre du débat parlementaire de la loi Darmanin, dite «relative à la lutte contre la fraude fiscale», la députée insoumise Sabine Rubin y est allée aussi de son allégorie, louable dans sa pédagogie mais sans le moindre fondement statistique : «136 euros par mois pour chaque contribuable.»

Une donnée paraît un peu plus précise : bon an, mal an, les services de Bercy procèdent à des redressements fiscaux de l'ordre de 15 milliards d'euros, y compris les pénalités pour mauvaise foi (1). La partie émergée de l'iceberg, bien loin, donc, du montant total estimé de la fraude, mais toujours mieux que rien. La loi Darmanin changera-t-elle la donne ? Animée des meilleures intentions, ne contenant en son sein aucune disposition scélérate, elle aura obtenu les encouragements quasi unanimes des membres de la commission des finances, toutes étiquettes politiques confondues - nonobstant quelques bémols ici ou là : «timide», «cosmétique».

Plutôt que de réformer à la marge la législation, ne suffirait-il pas de renforcer les effectifs de Bercy chargés de traquer la fraude fiscale ? «Les deux gouvernements précédents, représentant deux majorités différentes, ont supprimé 30 000 emplois à la Direction des finances publiques», a admis Gérald Darmanin devant la commission des finances de l'Assemblée, sans en tirer davantage de conséquences que la création d'une nouvelle brigade fiscale composée de… 30 enquêteurs (50 d'ici la fin du quinquennat).

Impasse

Solidaires, principal syndicat des agents du ministère des Finances, vient de mettre les pieds dans le plat. Son récent rapport traduit que la baisse des effectifs entraîne une «chute du taux de couverture du tissu fiscal, quel que soit le mode de contrôle». Concrètement, un particulier est désormais contrôlé tous les soixante-six ans (contre quarante-quatre il y a dix ans), une entreprise tous les cinquante ans (contre trente-et-un). Bercy se défend en arguant que ses services ciblent les véritables fraudeurs potentiels, et non pas le tout-venant. La Cour des comptes a déjà eu l'occasion de dénoncer cette politique visant «à sanctionner non pas les comportements les plus répréhensibles, mais les plus faciles à appréhender». En conséquence de quoi, un tiers des dossiers transmis au parquet par Bercy concerne des petits ou moyens entrepreneurs du BTP, réfractaires à la facturation.

Le projet de loi Darmanin, d'application strictement franco-française, fait l'impasse sur l'essentiel : la fiscalité transfrontalière des multinationales, expertes en moins-disant fiscal, représentant l'essentiel du manque à gagner des Etats souverains - plusieurs centaines de milliards d'euros, là encore faute de précision. Hasard - malicieux ? - du calendrier, la commission des finances de l'Assemblée vient de rendre un rapport d'information consacré à «l'Evasion fiscale internationale des entreprises». Sa rapporteure, Bénédicte Peyrol, insiste sur «cette zone grise, entre légalité et infraction pénale, dont les contours flous permettent aux entreprises d'échapper à l'impôt». Et de viser «la numérisation de l'économie, sa financiarisation accrue, appelant à se doter de règles mieux adaptées que celles reposant sur une économie physique, dépassée par le développement de l'immatériel». En dépit de ses petits pas en avant, la loi Darmanin passe complètement à côté du sujet.

(1) Les cas les plus graves de fraude, au-delà de la simple négligence, compteraient pour 6 milliards par an.