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Libération
Interview

«Dire qu'Alzheimer n’existe pas est un non-sens»

Pour Bruno Dubois, neurologue à la Salpétrière, la démence et la maladie d’Alzheimer ont des spécificités distinctes et démontrées.
Depuis 2008, Yann Castanier photographie ses grands-parents, atteints, lui, par la maladie d’Alzheimer, puis elle, en 2015, par une démence apparentée. (Photo Yann Castanier.Hans Lucas)
publié le 20 septembre 2018 à 20h16

Le professeur Bruno Dubois, neurologue, dirige le Centre des maladies cognitives et comportementales à la Pitié-Salpêtrière, ainsi que l’Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer (IM2A) de cet hôpital. Il coordonne par ailleurs le Centre national de référence des «démences rares», le centre multisites «malades Alzheimer jeunes». Pour lui, pas de doute, Alzheimer est une «vraie maladie».

Aujourd’hui, on a le sentiment que toute personne âgée qui a un peu perdu la tête est tout de suite cataloguée «atteinte de la maladie d’Alzheimer». N’y a-t-il pas une dérive ?

C’est une dérive, car démence et maladie d’Alzheimer sont deux ensembles qui ne se recouvrent pas. Il y a des démences qui ne sont pas liées à la maladie d’Alzheimer, il y a en revanche des maladies d’Alzheimer qui peuvent être diagnostiquées avant même une démence.

Pouvez-vous être plus précis ?

A côté de la maladie d’Alzheimer, il existe toutes sortes de démences. Certaines sont d’origine vasculaire, d’autres liées à des causes métaboliques, à des causes inflammatoires ou infectieuses. Et il y a des démences qui sont dues à des maladies dégénératives qui ne sont pas des maladies d’Alzheimer. Reste que parmi toutes les causes de démence, on considère que 70 % d’entre elles sont liés à la maladie d’Alzheimer.

Pour vous, il n’y a pas le moindre doute : Alzheimer est bien une maladie à part entière, rien à voir avec le vieillissement cérébral.

C’est une vraie maladie. Aujourd’hui, il y a 20 000 personnes âgées de moins de 65 ans qui en souffrent, des gens qui étaient en capacité professionnelle, qui ont des conjoints, des enfants jeunes. Dire à ces gens que cette maladie n’existe pas est pire qu’une faute, c’est un non-sens absolu. Des gens en pleine activité professionnelle qui sont foudroyés, et des familles qui vont vivre un drame terrible…

Existe-t-il des arguments neurologiques pour étayer cette conviction ?

Oui, les lésions dans le cerveau sont spécifiques. La distribution des lésions que l’on observe dans Alzheimer est la conjonction de lésions neuronales qui débordent les régions de l’hippocampe pour embraser l’ensemble du cerveau, en même temps qu’il y a des dépôts de substance amyloïde. Alors qu’au cours du grand âge, on peut observer des dégénérescences des neurones, mais elles restent localisées aux régions temporales. Dans la maladie d’Alzheimer, cela embrase tout. Enfin, il y a des formes génétiques que l’on observe, avec un mécanisme que l’on connaît, c’est-à-dire avec une cascade d’événements génétiques qui vont reproduire les mêmes symptômes.

Quid des troubles de la mémoire ?

C’est le quatrième argument : les troubles de mémoire observés dans Alzheimer sont spécifiques, différents de ceux du grand âge. C’est notre équipe qui les a décrits. Nous avons pu analyser ces troubles liés à Alzheimer, et les comparer avec ceux du grand âge.

En quoi sont-ils spécifiques ?

Cela fait référence à deux processus cérébraux différents. L’un est celui de la récupération des informations qui dépend du lobe frontal ; celui-ci est fragilisé, altéré au cours du vieillissement cérébral. A côté, il y a le processus de stockage des informations, qui dépend de l’hippocampe et celui-là est détruit par la maladie d’Alzheimer. Quelqu’un atteint d’Alzheimer ne peut pas stocker des informations. Alors qu’un sujet âgé peut les stocker mais aura du mal à les récupérer. Nous avons mis au point des tests qui permettent de distinguer les deux processus.

Aujourd’hui, il n’y a pas de thérapeutique pour Alzheimer. Dans la définition d’une maladie, l’absence de traitement change-t-elle la donne ?

Non. L’existence ou non d’une maladie n’est pas liée à l’existence ou non d’un traitement. Regardez le cancer du pancréas ou la maladie de Charcot : il n’y a pas de traitement et pourtant ce sont bien des maladies. De tout temps la médecine a dissocié les deux : le diagnostic et la thérapeutique. Ce qui a été déterminant, au cours de ces dernières années, c’est l’avancée des connaissances que la médicalisation nous a apportée. Nous avons ainsi pu isoler le tableau clinique de la maladie et le différencier des autres maladies dégénératives et du vieillissement. Nous avons mis au point une signature biologique pour analyser les anomalies liées à cette maladie. Nous avons défini un cadre, bref nous avons médicalisé la maladie, nous l’avons sortie de cette arrière-cuisine où l’on mettait ensemble toutes les démences. Et c’est essentiel : aujourd’hui, une petite fille qui naît a une espérance de vie de 90 ans. Elle arrivera donc à un âge où l’on estime que la maladie d’Alzheimer touche plus de 30 % des gens. Il reste à trouver pour elle comme pour tous les malades des médicaments qui bloquent l’évolution. Nous y travaillons.