Menu
Libération
Dépollution

A la pêche aux pneus sur la Côte d'Azur

Le retrait de 22 500 pneus à 800 mètres au large entre Antibes et Cannes a repris le 21 septembre. Introduits sur la baie de Golfe Juan il y a une quarantaine d'années pour former un récif artificiel, ils se sont révélés inefficaces et toxiques.
Remontée d'une grappe de pneus à Golfe-Juan (Alpes-Maritimes), le 21 septembre. (Photo Laurent Carre pour Libération)
par Mathilde Frénois, Correspondante à Nice (Photos Laurent Carré)
publié le 23 septembre 2018 à 12h04
(mis à jour le 23 septembre 2018 à 12h14)

La mer d'huile glisse sur la proue du Nautile. Vendredi matin, à sa sortie du port de plaisance de Golfe-Juan, ce bateau de plongeurs a mis le cap vers le site Natura 2000 «Baie et Cap d'Antibes – Îles de Lérins». A la barre, son capitaine François Giliberti casse très vite «l'ambiance paradis» de cette baie méditerranéenne protégée. «Vous voyez une décharge de pneus, bah c'est pareil», annonce-t-il. Trente mètres sous la surface gisent 22 500 pneus. Tous devraient être repêchés d'ici 2020. Une opération de près d'un million d'euros, dont un cinquième est financé par la fondation Michelin, pour rendre à la nature ses fonds marins. «C'est unique, pointe Guillaume Bernard, chargé de projet auprès de l'Agence française pour la biodiversité (AFB), qui gère et finance le reste de la mission. Il s'agit du seul récif artificiel en pneus sur les côtes françaises. Et le premier récif à être retiré du milieu marin.» 

Avant d'être jonché de caoutchouc, le sol de la baie de Golfe-Juan était constitué de sable vaseux et de matte morte d'herbier. Dans les années 70, la baie était devenue la première zone marine protégée de la Côte d'Azur où les pêcheurs sont à la recherche de poissons, et les poissons à la recherche d'un abri. Forte des recommandations du célèbre naufragé volontaire Alain Bombard, la direction départementale de l'équipement des Alpes-Maritimes (DDE) a planché sur un nouvel habitat. En 1980, les pneus sont devenus la maison des poissons. «La conscience écologique n'était pas la même qu'aujourd'hui, reconnaît Guillaume Bernard. C'était l'idée du moment avec les moyens du moment.» Au total, 25 000 pneus sont entassés sur 3 480 mètres carrés, formant des récifs et des barrières. «Ça a été immergé à une époque où on n'avait pas de recul. C'est comme les médicaments où l'on se rend compte dix ans après qu'ils sont des poisons», explique le président départemental du comité des pêches Denis Genovese.

Dissémination

Au milieu des pneus, les vingt pêcheurs de Golfe-Juan ont vu apparaître des sars, des mérous, des daurades. «Ils ne sont pas sédentaires, regrette Denis Genovese. Le récif artificiel a été un lieu de passage, comme un transfert d'un lieu de vie à un autre.» Trente ans d'immersion n'ont pas permis aux pneus de remplir leur rôle. La précieuse posidonie, poumon de la mer, ne s'y est pas installée. Pas plus que le plancton ou les coraux. Pire : résistant mal aux courants et à la houle, les pneumatiques se sont disséminés dans la baie. A terme, leur composition pourrait aussi contaminer la Méditerranée, à base de métaux lourds et de substances toxiques. Près de 2 500 pneus ont donc été prélevés en 2015 lors d'une campagne pilote. Il en reste 22 500 à remonter à la surface.

Cimetière de caoutchouc

Dans la cabine du Nautile, les souvenirs de plongée s'enchaînent. «C'est spécial, je dirais plutôt que ça donne une ambiance lunaire», estime la plongeuse Caroline Simoni. Avec François Giliberti, elle accompagne régulièrement des touristes découvrir les fonds azuréens. Loin de la décharge de pneus. «Au début, j'ai trouvé ça génial, dit le capitaine. Mais une fois au fond de l'eau, ça ne donne pas envie d'explorer. C'est une poubelle sous-marine. Et puis il faut voir dans quel état sont les pneus. Ils sont intacts. Rien ne s'est accroché dessus.»

Le Nautile s'approche de l'ancien thonier Océa, chargé de remonter les déchets. En dessous, le scaphandrier enfile des pneus comme des perles sur un fil. Ces colliers sont ensuite relevés par une grue et enfermés dans des conteneurs. Depuis sa cabine, Marc Cabart supervise les autres plongeurs. Au rythme des respirations du scaphandrier, il donne ses instructions pour mener les opérations sous l'eau et diriger la grue. «D'habitude, on travaille pour la construction des ports ou des stations d'épuration. Là, c'est une opération louable. Mais il fallait réfléchir avant, soupire-t-il devant les écrans où il surveille ses collègues 30 mètres plus bas. Ils sont faits à partir d'hydrocarbures. A quel moment on a vu des plantes pousser sur une roue abandonnée au fond d'un parking ? C'est pareil au fond de la mer.» Golfe-Juan n'a pas été la seule à accueillir un cimetière de caoutchouc. Au large de Fort Lauderdale, en Floride aux Etats-Unis, deux millions de pneumatiques ont été enfouis. Arrivant aux mêmes conclusions que l'AFB, des opérations de prélèvement y ont été réalisées entre 2007 et 2010.

Combustibles

Retour en baie de Golfe-Juan. Sur le bateau-grue, le conteneur se remplit. Ce vendredi, 500 nouveaux pneus y seront entreposés. Plus de 10 000 seront sortis de l'eau à la fin de septembre, 10 000 autres le seront au printemps 2019. Tous partiront à Istres pour être transformés en granulats combustibles pour alimenter des cimenteries, une tonne et demie de pneus produisant la même énergie qu'une tonne de pétrole. Quant au milieu marin, «on va le laisser reposer pour que la nature reprenne ses droits», affirme Guillaume Bernard. Et pour que François Giliberti retourne avec son Nautile et ses plongeurs explorer les fonds de Golfe-Juan.