Dix mois après la victoire des opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), le phénomène zadiste est partout en recul. Les trois principales «zones à défendre» ont été démantelées les unes après les autres : Bure (Meuse), située au-dessus du futur centre de stockage géologique de déchets nucléaires (Cigéo), en février ; Notre-Dame-des-Landes, évacuée en deux temps, en avril et en juin ; et enfin, Kolbsheim (Bas-Rhin), créée par les opposants à l’autoroute de «grand contournement ouest» de Strasbourg, en septembre. Ne subsistent plus que quelques petites ZAD, portant sur des projets d’aménagement sans caractère stratégique.
La première explication à ce retournement de situation est à chercher du côté de l’Etat. Entre 2007 et 2012, François Fillon a laissé des zadistes s’implanter à Notre-Dame-des-Landes sans réagir. Il est vrai que de nombreux occupants n’étaient pas expulsables, car installés sur des parcelles qui n’avaient pas encore été expropriées ou dont l’expropriation faisait l’objet d’un recours devant les tribunaux. Après la victoire de François Hollande, le pouvoir socialiste a fait preuve de plus de volontarisme sans obtenir davantage de résultats.
Dilemme
Avec le recul, la gestion du dossier par les gouvernements Ayrault et Valls apparaît totalement erratique, alternant tentatives de passage en force (l’opération César d’octobre 2012 à Notre-Dame-des-Landes, une tentative d’évacuation de la ZAD de Sivens deux ans plus tard), gestes d’apaisement (un moratoire des expulsions et la création d’une «commission du dialogue» à Notre-Dame-des-Landes) et organisation d’une consultation locale sur le projet d’aéroport à l’échelle de la seule Loire-Atlantique, en juin 2016. Cette gestion «à la godille» a été un échec complet : la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a été réoccupée en fanfare avec le concours de milliers de sympathisants dès novembre 2012, l’alliance entre les opposants locaux et les militants altermondialistes a résisté à la victoire du «oui au nouvel aéroport» au référendum, et le mouvement a essaimé, avec la création, un peu partout en France, d’une dizaine de ZAD supplémentaires, de plus petite taille, contre des projets d’aménagement variés.
Cette nouvelle forme de lutte que constituent les zones à défendre, simplissime dans son principe (occuper de manière permanente le site d’un projet contesté pour empêcher le démarrage du chantier), a fait la preuve d’une efficacité remarquable en plaçant les pouvoirs publics devant un dilemme : soit décider l’évacuation et s’exposer à une résistance physique des occupants - donc à des affrontements violents dont les images diffusées en boucle dans les médias et sur les réseaux sociaux risquent de renforcer le soutien d’une partie de l’opinion aux zadistes -, soit renoncer à reprendre le contrôle du terrain, ce qui revient dans les faits à renoncer à l’aménagement voulu. Les zadistes ont ainsi réussi à bloquer toute une série de projets grâce à une forme de lutte asymétrique. Même vaincus sur le terrain matériel et «militaire» de la ZAD, ils pouvaient l’emporter sur un autre terrain, virtuel et politique, celui de l’opinion, comme l’a montré l’exemple de Sivens : la mort de Rémi Fraisse a suscité l’indignation générale, obligeant la ministre de l’Ecologie de l’époque, Ségolène Royal, à suspendre le projet de barrage, qui, depuis, est à l’arrêt.
Le gouvernement d’Edouard Philippe a fini par trouver la parade. Il l’a fait sur la base d’une analyse «froide» des rapports de force et avec une habileté tactique certaine. A Notre-Dame-des-Landes, la plus grande et la plus ancienne des ZAD, qui bénéficiait également du soutien extérieur le plus fort, il a jugé que le passage en force était impossible ou trop coûteux politiquement. Il s’est donc résolu à une concession majeure : l’abandon du projet de nouvel aéroport, ce qui a eu pour effet de faire éclater l’alliance entre les zadistes, les opposants locaux et leurs soutiens écologistes. Ces deux derniers groupes se sont immédiatement retirés du conflit dès lors que le projet qu’ils combattaient depuis vingt ans n’existait plus. Ils ont même exercé une très forte pression sur les zadistes pour obtenir que soient remplies les conditions posées par le gouvernement, notamment le démantèlement des barricades et des cabanes construites sur la départementale 281 qui traverse la ZAD.
La conduite de l’opération d’évacuation est loin d’avoir été parfaite : l’avancée des gendarmes, qui avaient pour consigne d’éviter tout combat rapproché (surtout ne pas revivre le drame de Sivens !), a été laborieuse et l’opération a paru s’enliser ; la médiation de Nicolas Hulot a été un échec et la destruction de certains lieux emblématiques de la ZAD, comme la ferme des Cent Noms, a momentanément ressuscité l’alliance zadistes-opposants locaux. Mais le résultat est là : la ZAD, comme territoire rebelle, n’existe plus.
A Bure et à Kolbsheim par contre, les conditions matérielles et politiques rendaient possibles une évacuation sans abandon des projets d’aménagement : les zones concernées étaient beaucoup plus réduites (quelques dizaines d’hectares et autant d’occupants), donc plus difficiles à défendre, et les soutiens locaux moins massifs. Les forces de l’ordre ont pris le contrôle des deux ZAD en quelques heures seulement, alors qu’il leur a fallu plusieurs semaines à Notre-Dame-des-Landes.
Divisions
La seconde explication du succès de la stratégie gouvernementale renvoie, elle, du moins dans le cas de l'aéroport nantais, aux divisions opposant les zadistes entre eux. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes a attiré rapidement des individus aux parcours et aux combats assez différents : militants «autonomes», souvent désignés par leur technique de manifestation, le black bloc ; «appelistes» partisans d'un retour à une société précapitaliste ; antispécistes remettant en cause la domination des hommes sur les animaux ; mais aussi simples partisans d'un retour à la terre, moins politisés. A ces divisions idéologiques se sont ajoutées des divisions sociales : dès 2013, un texte circulait sur la ZAD dénonçant «le mépris de classe» d'une partie des zadistes («les petits bourgeois»), plus instruits et dotés de moyens financiers plus importants, pour ceux qui se désignaient eux-mêmes comme les «arraché·e·s», moins habiles dans la prise de parole en assemblée générale et aux itinéraires plus chaotiques.
Ces divisions avaient une traduction spatiale, les habitants des différents lieux se regroupant par affinités, avec un clivage (contredit cependant par de nombreuses exceptions) entre l’ouest de la ZAD - plus confortable, plus présentable - et l’est - aux conditions de vie plus difficiles, avec des problèmes de toxicomanie et d’alcool plus fréquents. La faible densité de la ZAD (200 à 500 habitants, selon les moments, sur l’équivalent de 15 % de Paris intra-muros), la mise en place d’instances de débats («l’assemblée du mouvement», «la réunion des habitants», «l’assemblée des usages») qui étaient aussi des lieux de rivalités de pouvoir dont la légitimité était contestée, et surtout la menace que faisait peser un ennemi commun, l’Etat, incarné par la gendarmerie, ont longtemps permis à la ZAD de dépasser ces contradictions. Mais l’ultimatum fixé par le gouvernement aux occupants, assorti d’une possibilité de régularisation pour une partie d’entre eux, a fait voler en éclats le camp zadiste, en quelques semaines seulement. Les tensions et les manœuvres d’intimidation qui étaient le quotidien de la ZAD se sont transformées en une fracture ouverte entre réalistes - motivés d’abord par le combat contre l’aéroport, la défense de la zone humide et la volonté de continuer à vivre là - et radicaux - pour qui l’ennemi n’était pas tant l’aéroport que «son monde».