Greffe du cœur aux Etats-Unis. Adoption par l’Assemblée de la quatrième semaine de congés payés. Loi autorisant la présence d’animaux domestiques dans les immeubles d’habitation. Il est 20 heures sur France Inter ce lundi 2 mai 1968, et la voix tranquille du présentateur accompagne les auditeurs dans une soirée sans histoires. Jean-Pierre Elkabbach a 30 ans, la France va bien. Il faut plusieurs minutes au jeune journaliste pour en arriver à une information regrettable mais, semble-t-il, de moindre importance : la fermeture jusqu’à nouvel ordre de l’université de Nanterre.
Inauguré quatre ans plus tôt, le site est en cours de fortification par une partie de ses étudiants, résolus à résister aux «commandos fascistes» dont ils redoutent l'attaque. Le mouvement d'extrême droite Occident s'apprête, dit-on, à venger le saccage d'une exposition de soutien au régime anticommuniste du Sud-Vietnam, commis quelques jours plus tôt par l'ennemi «bolcho». La perspective d'affrontements au cœur du campus alarme les autorités, qui en ont fermé les portes. La question, conclut Elkabbach, «est de savoir ce que feront les étudiants ainsi libérés». Ils s'en iront occuper la Sorbonne, et leur nouvelle évacuation - toujours au prétexte d'éviter un affrontement avec les troupes d'Occident - sera la première étincelle de Mai.
Des acteurs de ce prologue, seuls les étudiants de Nanterre passeront à la postérité. Injuste ? A Occident aussi, on aspirait au «soulèvement unanime de la jeunesse contre le régime», souligneront des années plus tard des vétérans du mouvement. Révolution «nationaliste, antimarxiste, anticapitaliste», d'accord, mais révolution quand même ! En ce printemps 1968, déplorent les mêmes, «celle-ci est en train de se produire. Mais sans eux, et contre eux». Et si cinquante ans plus tard, l'extrême droite croit tenir sa revanche sur l'esprit de Mai, les plus anciens se remettent mal de n'y avoir pas eu leur part. «Le souvenir est mortifiant», confie Jack Marchal, une ancienne figure d'Occident, presque gêné de revenir sur «cette expérience plutôt humiliante».
Toujours prêt pour la bagarre
L'extrême droite ? En cette fin de décennie 1960, la voie électorale lui semble fermée. La vague poujadiste a fait long feu. Et à la présidentielle de 1965, le nationaliste Jean-Louis Tixier-Vignancour n'a obtenu que 5,2% des voix : piteux résultat qui désole son directeur de campagne, le jeune Jean-Marie Le Pen. Une bonne partie de la mouvance, notamment sa jeunesse, privilégie l'activisme. Lancé en 1964, Occident s'ajoute à une myriade de structures aux effectifs modestes, souvent rivaux, et dont il devient vite le pôle principal. Le mouvement ne se soucie guère de doctrine : il aspire en gros à un «ordre nouveau» fascisant, et conchie tout à la fois le régime, les gauchistes et les «vieux cons» du nationalisme à la papa.
Dessinateur potache, Jack Marchal donne vie à l’animal-totem d’Occident : un rat noir farceur et teigneux, toujours prêt pour la bagarre. Car militer à Occident est d’abord une affaire d’action. Depuis 1964, les affrontements se multiplient avec l’extrême gauche. Le 12 janvier 1967, une descente à l’université de Rouen a fait plusieurs blessés, dont un grave. L’affaire vaut une condamnation à plusieurs militants d’extrême droite, parmi lesquels les jeunes Alain Madelin, Gérard Longuet et Patrick Devedjian. Les faits d’armes du printemps 1968 ne sortent donc pas de nulle part. Mais leurs conséquences inattendues vont plonger la mouvance dans la confusion.
Première évidence, après le début des «événements» : l'extrême droite est écrasée par le nombre. «Nous étions jusque-là dans un rapport de force d'un contre dix en faveur de l'extrême gauche, nous l'avons vu d'un coup passer à un contre mille», se souvient Jack Marchal. Deuxième souci : dans ce qui se présente comme un face-à-face entre la gauche et le régime, faut-il choisir son camp ? La question provoque de déchirants débats, restitués plus tard par François Duprat, futur cadre du Front national : «Fallait-il participer à la lutte contre le régime aux côtés des gauchistes, alors que ces derniers représentaient les adversaires constants des nationalistes sur le terrain ? […] Fallait-il au contraire s'allier au régime pour lutter contre le bolchevisme, alors que le général de Gaulle et son système s'étaient montrés d'une hostilité sans faille à l'égard des nationaux et avaient détruit l'Algérie française ?» Si chaque option aura ses partisans, une majorité s'efforcera, tant bien que mal, de donner corps à une «troisième voie» nationaliste. Place de l'Etoile, la tombe du soldat inconnu devient le point de départ de rassemblements de la mouvance, toutes chapelles confondues. Le 20 mai 1968, un petit commando d'Occident fait même irruption à Sciences-Po : occupé par des étudiants, l'établissement de la rue Saint-Guillaume s'est vu rebaptisé «Institut Lénine». Les gros bras nationalistes y font quelques dégâts et trois blessés mais, débordés par l'adversaire, se replient en laissant sur le terrain quelques «prisonniers», vite remis à la police. Le lendemain, un cortège d'extrême droite investit l'Opéra, lui aussi occupé, et met à bas le drapeau rouge qui ornait son balcon. Le 22, c'est aux locaux de l'Humanité que l'on s'en prend : depuis les fenêtres, le personnel repousse l'assaillant à coups de bouteilles d'acide et de caractères d'imprimerie en plomb. L'impact de ces expéditions sera quasi nul, même si certains tenteront plus tard de leur donner l'éclat des grandes épopées.
«En cas de guerre civile…»
Moins glorieusement, le quotidien de la mouvance est aussi fait de complots fumeux, d'accès paranoïaques et de vagues projets barbouzards. François Duprat évoque les innombrables «conciliabules [qui] se tinrent alors […] afin de savoir quelle conduite il convenait de tenir» en cas de «guerre civile». Dans ses souvenirs de l'époque, le royaliste Bernard Lugan raconte, lui, la veillée d'armes de quelques militants dans son petit appartement parisien : mobilisée par on ne sait quel sous-fifre gaulliste, la fine équipe attend jusqu'au jour un mot d'ordre qui ne viendra jamais - le donneur d'ordre annonçant à l'aube que «tout était annulé, les "cocos" ayant renoncé au coup de force».
«Psychothérapie parisienne des beaux quartiers»
Pour Jack Marchal, ce type de contacts relevaient plutôt de «la rumeur de fond, d'un climat entretenu à la base par des gars qui se disaient d'accord avec nous, et laissaient entendre que notre apport à la riposte antibolchos serait fondamental. Flattés, nous nous croyions importants». Chez d'autres, au même moment, c'est la panique : «Les marginaux un peu plus âgés qui gravitaient autour du mouvement pensaient que la France était à la veille de devenir un nouveau Cuba. Pour les uns, il fallait se regrouper au plus vite à Bruxelles, pour les autres à Madrid», sous l'aile du pouvoir franquiste.
Signal de la reprise en main, la grande manifestation gaulliste du 30 mai est accueillie avec des sentiments mêlés à l'extrême droite : soulagement du nationalisme bourgeois et conservateur, écœurement des radicaux. Quelques années avant Renaud et son titre Hexagone, eux aussi méprisent ces «moutons […] s'en allant voter par millions» pour un gaullisme décati. Quelques-uns, dont Lugan, improvisent dans la foule une collecte au profit des nationalistes nécessiteux. L'argent récolté financera le gueuleton du soir. Pour Marchal et ses amis, le spectacle des «voitures klaxonnantes, venues des banlieues ouest, faisant flotter des drapeaux tricolores» est un amer point final aux événements. Mais pas à cette année terrible : le 31 octobre 1968, Occident est dissous par décret.
A l’extrême droite, Mai 1968 laisse un héritage contradictoire. A court terme, traumatisés par ce moment d’impuissance, les successeurs d’Occident redoubleront d’ardeur dans le combat de rue : les affrontements avec l’extrême gauche atteignent, au début des années 70, un niveau de violence inédit. En parallèle, pourtant, d’autres aspirations travaillent la mouvance. L’envie progresse de sortir de la marginalité, de substituer le combat électoral à un activisme sans débouché. En octobre 1972, de jeunes héritiers d’Occident surmontent leurs réticences vis-à-vis des «vieux cons» du nationalisme : l’alliance est conclue, le Front national est créé. On en confie la présidence à Jean-Marie Le Pen, dont l’âge vénérable - 44 ans - et le statut d’ancien député semblent gages de respectabilité.
Presque retiré de la politique depuis 1965, celui-ci a traversé Mai 68 en spectateur : «Nous buvions un pot chez [mon ami] Roger Holeindre ou au bistrot d'en face, […] et de temps en temps nous descendions voir comment ça se passait au Quartier latin», écrit-il dans ses récents mémoires, ne voyant dans les événements qu'une «psychothérapie parisienne des beaux quartiers». Il est vrai que ce printemps-là, un autre événement occupait l'esprit du futur président frontiste. Quelques semaines plus tard, le 5 août, naîtra son troisième enfant : Marion Anne Perrine, dite Marine. Pour l'extrême droite, ce n'est pas la moindre ligne au bilan de 1968.