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Libération
Reportage

Librairie solidaire : «C’est pas de l’utopie, c’est faisable»

Lassés de voir fermer les commerces de leur centre-ville, les habitants et la mairie de Lafrançaise se sont associés en coopérative pour sauver la librairie de cette commune de 3 000 habitants. L’initiative porte ses fruits.
Pour attirer le client, l’offre de la boutique a été diversifiée. (Photo Guillaume Rivière pour Libération)
publié le 8 octobre 2018 à 20h36

Yvon Lebret a monté le projet de reprise de la librairie avec le soutien de la mairie en 2017. Photo Guillaume Rivière pour Libération

Longtemps, les habitants de Lafrançaise (Tarn-et-Garonne) ont pu faire toutes leurs emplettes à pied. Rue Mary-Lafon et sur les places attenantes, on a dénombré jusqu’à cinq salons de coiffure, une librairie-presse, une agence immobilière, un bar-tabac, un bar-restaurant, deux pizzerias, deux pharmacies, un fleuriste, un hôtel, un opticien, une épicerie, une droguerie, une boulangerie-pâtisserie… Pas mal pour un village d’à peine 3 000 habitants, d’où il faut rouler une vingtaine de minutes à travers champs et vergers pour rejoindre la grande ville la plus proche, Montauban.

Il y a quelques années, l'épicerie a fermé, remplacée par une moyenne surface. Le Carrefour Contact a été implanté à un kilomètre de l'artère commerçante, en contrebas du bourg, où les notables vivaient jadis de l'argent des coteaux. Résultat, selon Florence, qui habite la commune depuis quatorze ans et travaille comme secrétaire médicale à Montauban, «les autres commerces ont décliné. Quand les gens allaient à l'épicerie, ils prenaient aussi la presse, des fleurs… Maintenant ils ne montent plus au village». Le long de la rue Mary-Lafon, la majeure partie des commerces résistent, peut-être parce qu'une entreprise de génie électrique a installé son siège social un peu plus haut. Les panneaux «A vendre» se sont pourtant multipliés. «Là, c'était un bistrot, montre du doigt Yvon Lebret, habitant de Lafrançaise depuis 1989. Là, une boutique de fringues. Là, une banque.» L'hôtel n'ouvre plus ses rideaux jaunis aux motifs floraux. La boucherie-charcuterie est à louer. Et la librairie-presse a bien failli fermer définitivement l'année dernière : son propriétaire ne trouvait pas de repreneur. Mais ici s'arrête net le couplet du village déserté qui se meurt.

Cigarette roulée au bec et barbe folle, Yvon Lebret a monté en 2017 un projet de reprise de la librairie, avec le soutien de la mairie. Cet ancien animateur dans le secteur social ne pouvait pas, à 60 ans et en invalidité, reprendre le commerce à son compte. C'est donc sous la forme d'une société coopérative d'intérêt collectif (Scic) que l'affaire a été conclue. N'importe qui peut acheter une part à 10 euros pour être sociétaire de la Scic, ce qu'ont fait quelques centaines de personnes. Les sociétaires ne tirent pas de revenus de leur investissement, il s'agit davantage d'un geste de soutien, les bénéfices de la Scic devant être partiellement réinvestis dans d'autres entreprises. Ghislaine, la couturière de la rue perpendiculaire, a versé son obole : «Je suis commerçante dans le village, et en trente-sept ans, j'en ai vu du monde fermer ! C'est important de maintenir la presse. On a déjà perdu beaucoup de choses, donc on fait ce qu'on peut.»

«Revitaliser»

La mairie a pris 100 parts. «Ce n'est pas quelque chose qui est encore très présent chez nous, cela a fait débat au conseil municipal, explique le maire Thierry Delbreil (divers gauche). Mais c'est un format confortable qui permet d'allier public et privé, et de moduler l'aide au maintien des commerces, sans entrer dans de la concurrence déloyale. Les citoyens comme la mairie sont partenaires du projet. Je pense que ça va se développer.» La chambre régionale de l'économie sociale et solidaire (Cress) d'Occitanie ne dément pas l'intuition de l'élu : le Tarn-et-Garonne est déjà le 16e département français pour ce qui est de l'économie sociale et solidaire (ESS) dans l'emploi salarié, et la région Occitanie la troisième de France. La librairie, rebaptisée le Temps de lire, emploie deux personnes, dont une à temps plein, en contrat aidé. «Pour pérenniser un projet il faut des salariés, pas des bénévoles», précise Yvon Lebret, qui rêve que Sandra, la jeune vendeuse, reprenne un jour la boutique.

Photo Guillaume Rivière pour Libération

Ce jour-là, Aurèle Letricot, qui tient une librairie à Saint-Antonin-Noble-Val, à l'autre bout du département, est venue rendre visite à Yvon Lebret, avec qui elle a sympathisé lors d'un salon littéraire. Elle aussi a pu ouvrir sa librairie grâce au réseau local de l'ESS, en intégrant la société coopérative et participative (Scop) Ozon, qui regroupe 80 associés sociétaires. Chacun a son métier (libraire, paysagiste, ferronnier…) et est salarié de la Scop, ce qui permet de lisser les revenus sur l'année. On partage les frais de comptabilité comme les difficultés ou les interrogations. «La Scop m'a aidée à monter mon dossier auprès des banques, par exemple, à ne pas commencer trop gros. Et les gens nous soutiennent : au lieu de faire 40 kilomètres pour acheter un livre, ils le commandaient sur Amazon, mais au bout de deux ou trois ans, ils se sont remis à acheter local», raconte-t-elle. Yvon Lebret acquiesce : l'ESS «est un moyen de revitaliser le milieu rural, surtout si la mairie et l'intercommunalité soutiennent les projets. Ce n'est pas tombé tout seul, on a pris notre bâton de pèlerin. Mais les gens ont envie que Lafrançaise vive. C'est plutôt ça qui les a attirés que la dimension coopérative. D'ailleurs, s'il y avait eu un repreneur classique, j'aurais laissé tomber».

Cadeau

Son étiquette sociale et solidaire mise à part, la Scic le Temps de lire est une entreprise normale, qui se doit d'être rentable. Yvon Lebret, qui ne se rémunère pas, espère augmenter de quelques milliers d'euros mensuels son chiffre d'affaires : «C'est pas de l'utopie, c'est faisable, il faudra augmenter les marges, travailler avec des petits distributeurs plutôt qu'un grossiste…» Lui qui a tout appris à la va-vite affine son sens du commerce sur le tas. Pour faire vivre l'échoppe, il a multiplié les activités : quotidiens, magazines et bouquins côtoient papeterie, confiseries, jeux de société et jeux à gratter. Sont aussi proposées pléthore de cartes de vœux, que l'ancien propriétaire croyait condamnées par l'arrivée des mails. Yvon Lebret, lui, a au contraire augmenté l'offre : «Les gens achètent s'il y a beaucoup de choix.» Quitte à parfois commettre des erreurs, comme ces colifichets qu'un représentant lui a fourgués et qui se vendent mal.

Du coup, la boutique est «un peu plus chargée qu'avant», juge Cécile, serveuse dans un restaurant à proximité. Il est vrai que derrière les rangées de cartes de vœux, les livres ne sont pas immédiatement visibles. Sur les étagères, des ouvrages de Guillaume Musso ou affichant en bandeau des formules type «Le livre qui a rendu 2 millions de lecteurs HEUREUX» côtoient des volumes édités par des petites maisons, comme Parole, qui propose aussi bien des textes de Nancy Huston que l'Homme semence, un récit du début du XXe siècle de Violette Ailhaud, ou sa version en bande dessinée. «Je me fous de ce que lisent les gens, tant qu'ils lisent. Parfois on a envie d'un livre pour se relâcher, c'est comme le film du dimanche soir, estime Yvon Lebret. Après, c'est à moi de les orienter vers autre chose.» D'ailleurs, il vend des bouquins que son grossiste toulousain lui avait juré qu'il n'écoulerait jamais dans un si petit village, signe que «la sociologie rurale évolue, et que les gens sont mieux informés de ce qui sort».

Si les habitants ont pu faire un geste de soutien en devenant sociétaires, s'ils continuent à y faire leurs achats, c'est que «ce n'est pas si cher que ça», estime Florence, qui y a récemment fait l'acquisition de boîtes à archives. Les clients défilent - autour de 120 par jour - pour faire une photocopie, remplir une grille de loto ou acheter leur journal. Quand l'un se dirige tout droit vers la Dépêche, un autre examine la une d'Aujourd'hui en France avant d'opter pour le Monde. Voilà la directrice de l'une des deux écoles publiques. Elle souhaite récupérer une commande pour sa classe, et en profite pour chercher un cadeau pour sa petite-fille : «J'en ai vu sur Internet, mais je me suis dit, je vais quand même demander à la librairie, leur lance-t-elle. C'est pour vous faire travailler, vous, plutôt qu'Amazon.» «Les gens jouent le jeu», confirme Sandra, ravie d'avoir trouvé un emploi dans une librairie, elle qui «adore lire mais qui [a] arrêté [ses] études en troisième».

«Offre culturelle»

La municipalité leur commande de son côté «99 % des fournitures scolaires et administratives», selon Thierry Delbreil. La mairie a également racheté les murs à l'ancien propriétaire, via l'établissement public foncier local, afin de faire baisser le loyer. A charge pour la librairie de rembourser chaque mois l'équivalent de la mensualité de l'emprunt contracté par la mairie. «De toute façon, si on se casse la gueule, la mairie récupère les murs et ça ne coûte rien au contribuable, rigole Yvon Lebret. Le seul risque c'est qu'on ferme avant d'avoir fini de payer.» L'homme a tout de même mis sa maison en gage d'un autre prêt, effectué, lui, auprès d'une banque…

A l’entrée du Temps de lire, il y a une machine à café et une table de jardin, en métal vert, pour donner envie de se poser et feuilleter quelques pages. Bientôt, la table rejoindra le jardinet attenant à la boutique, aujourd’hui en friche, qui accueillera les habitants autour d’événements littéraires. Et notamment ceux pour qui la librairie est difficile d’accès en raison des marches devant la porte.

Au mois d'octobre, un séminaire autour du thème «Ecrire le travail» doit avoir lieu. On y parlera littérature, bien sûr, mais on débordera sur les sujets d'actualité. Car le Temps de lire est surtout un lieu d'échanges et de vie, estime Yvon Lebret : «On a des mamans qui s'y retrouvent après avoir posé leur enfant à l'école, et qui n'iraient pas forcément au bistrot.» A Saint-Antonin, Aurèle Letricot a déjà reçu la visite du dessinateur Willem ou du journaliste Jean-Luc Porquet : «Ça complète l'offre culturelle. Les gens sont fiers, ce sont eux qui les accueillent, plus que si on était dans une grande ville.» Sa librairie, le Tracteur savant, est elle aussi devenue «un espace de lien social», dans son village de 1 800 habitants. Surtout quand les estivants ont quitté les lieux : «Il y a un retraité qui vient tous les jours, juste pour dire bonjour.»