A Bordeaux, le Darwin Ecosystème, insolite labo d'expérimentation sociale et écologique installé sur l'ancienne caserne Niel, est devenu l'un des sites les plus courus de la ville, avec un million de visiteurs par an. Cette «friche artistique et culturelle, citoyenne, sportive et solidaire» a permis la création de 600 emplois et accueille entre autres le plus grand restaurant bio de France, un lycée expérimental, une ferme urbaine, 200 entreprises et 50 associations. Pourtant, malgré le soutien initial du maire LR, Alain Juppé, elle se dit aujourd'hui menacée par la «spéculation immobilière». Lundi, elle se retrouvera devant le tribunal de grande instance de Bordeaux, assignée en référé par Bordeaux métropole aménagement (BMA), qui réclame l'expulsion de Darwin d'une parcelle de terrain pour bâtir un «écoquartier». Entretien avec Philippe Barre, fondateur de Darwin.
Quel est l’objet du référé ?
Bordeaux métropole aménagement réclame l'expulsion des personnes morales, activités et matériels qui sont sur la zone associative de Darwin (skatepark, bike-polo, roller-derby, ferme urbaine, Emmaüs, lycée Edgar Morin…) et sur la rue centrale [qui sépare les principaux bâtiments du lieu, ndlr]. Cela représente 2 hectares sur les 35 prévus pour construire le futur «écoquartier», sachant que nous avons déjà libéré 2,5 hectares depuis deux ans. Si on perd cette bataille judiciaire, si les travaux s'engagent et que les associations sont expulsées, cela risque d'asphyxier Darwin.
Alain Juppé affirme que vous n’arrêtez pas de vous «étendre»…
C’est l’inverse. D’un côté, la municipalité dit que Darwin est important pour Bordeaux. De l’autre, elle prétend que nous prenons des risques inconsidérés pour les personnes, logeons des gens dans des lieux insalubres et indignes, et que je fais du business sur le dos du contribuable bordelais, que je manipule les associations… Tout cela est faux, c’est de la désinformation. Et de la diffamation, car une grosse partie des recettes de Darwin est consacrée à des associations, au monde non marchand. Et nous sommes autofinancés à 97 % par des fonds privés. Nous accueillons énormément d’événements associatifs, sans subventions. Bordeaux n’a pas entretenu certains gymnases, deux ont fermé sur la rive droite, les collégiens n’avaient plus assez d’endroits pour faire du sport, donc nous les accueillons, c’est du service public. Et on reçoit des centaines d’écoliers dans notre ferme… à la place de laquelle BMA veut construire un parking.
Vous saviez qu’il faudrait un jour abandonner cette parcelle, non ?
Cela aussi, c’est refaire l’histoire. De 1850 à 2000, ces terrains étaient occupés par les militaires. Puis ils sont devenus un haut lieu des cultures underground à Bordeaux. Les autorités locales ne savaient pas quoi en faire. En 2010, nous avons racheté une partie des terrains, présenté notre projet et proposé à la municipalité de s’y associer. Elle nous a alors confiés d’autres espaces avec des baux précaires, des autorisations d’occupation temporaire, pour lesquelles nous payions un loyer. Pour que cette vie culturelle foisonnante puisse continuer et que nous la canalisions. Pendant six ans, non seulement la municipalité a validé ces occupations, mais en plus, plusieurs associations nous étaient envoyées par la mairie. Emmaüs, c’est eux qui nous les ont envoyés ! Bien sûr, c’était temporaire, mais le temps de voir si l’expérimentation marchait ou pas. Il se trouve que ça marche, nous avons 15 000 usagers, sans subvention publique. Mais depuis deux ans et demi, ces baux ont été résiliés. Car le patron de BMA, Pascal Gerasimo, a énormément de pouvoir à Bordeaux. Cette société d’économie mixte qui appartient en majorité à la métropole et à la ville a pu racheter 35 hectares pour un prix dérisoire, 113 euros par m², plus 35 millions d’euros de subventions publiques. Puis ces 35 hectares ont été distribués à des promoteurs de gré à gré, sans appel d’offres public.
Alain Juppé joue-t-il double jeu ? Il s’est affiché en septembre à Darwin au festival Climax…
Il souffle le chaud et le froid mais je ne crois pas qu’il y ait chez lui de la duplicité ou une accointance avec les promoteurs. Au départ, il a eu l’instinct de sentir qu’il fallait nous laisser faire, accompagner Darwin en bonne intelligence, face à sa technocratie qui disait qu’on était des hurluberlus. Mais il s’est absenté pendant les primaires de la droite, en 2016, et la situation lui a échappé. Je pense qu’il est embêté. Et maintenant, c’est allé si loin qu’il essaie de donner l’impression qu’il met de l’ordre dans Darwin… Tout cela pour justifier cette non-maîtrise de sa technocratie et de certaines personnes qui aujourd’hui ont les mains libres pour faire de la spéculation immobilière outrancière, soi-disant pour loger les pauvres. Pourquoi construit-on aussi vite, aussi mal, à Bordeaux ? Parce que cela rapporte énormément d’argent à quelques-uns… Je ne baisserai pas les bras. Parce que je sais pourquoi j’ai fait ce projet : pour quitter un monde économique et un système de société délétères. Et montrer qu’une autre voie est possible, plus résiliente, frugale, soutenable. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent. Et je sais qu’on va gagner, car ils sont le passé - ils vont raser une cinquantaine d’arbres pour bâtir leur soi-disant «écoquartier» - et nous sommes le futur.