D'un côté on aurait donc les cabarets de Saint-Germain-des-Prés, Pierre Dac, les Frères Jacques, Bourvil, Fernandel, Francis Blanche, Jacqueline Maillan, Fernand Raynaud… Un peu popu, un peu beauf, la rigolade de l'ancienne France, celle d'avant 68. Et de l'autre, la marrade moderne issue de la révolution de Mai, qui écrit des slogans abscons sur les murs, pulvérise les codes de l'humour franchouillard avec des intellos malins, Hara-Kiri, Coluche, Le Luron, Desproges…
Y aurait-il un fossé générationnel du rire creusé par Mai 1968 ? Les classiques un peu simplistes et les révolutionnaires ironiques ? Pas si simple, et d'ailleurs le phénomène du rire ne l'est jamais. La preuve avec le très contestataire et magique sketch de Bourvil en 1950, l'Eau ferrugineuse, qui n'a pas pris une ride. C'est, explique Marie Duret-Pujol, maîtresse de conférence d'études théâtrales (1), «un sketch contestataire à une époque où les règles de restriction de l'alcool se mettent en place, et où se construit l'alcool comme problème de santé publique». Bien avant Mai 68.
Et ce n'est qu'un exemple. Selon Jean- Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point et auteur du Rire de résistance : De Diogène à Charlie Hebdo (2), «l'humour d'avant contient déjà les germes qui allaient faire naître l'humour insolent de 68. Je pense qu'il y avait déjà avant 1968 une liberté d'inspiration qui offrait une grande diversité de rire, même si dans l'après-guerre, le rire cherche une issue de secours pour échapper aux traces douloureuses laissées par le conflit dans la population».
Sollicité par Libération en juin, Serge Hureau, directeur du Hall de la chanson à Paris, expliquait que pendant les événements de Mai, on se marrait, «on parodiait sans cesse, c'était joyeux, on braillait "ce n'est qu'un au revoir de Gauulleu", ou "all you need is fuck"». Et dans le rire, c'est un peu comme dans la chanson : la jeunesse se retrouve à osciller entre un rock'n'roll inoffensif, le conformisme euphorisant de Sheila avec sa Petite Fille de Français moyen et des chansons plus engagées comme les Belles de mai de Serge Lama.
Dans ce fourre-tout, on trouve l'humour anti-allemand, très présent dans les années 60-70, dans les films et dans les sketchs. Mais il y a surtout, en 1968, une pluralité de formes comiques, des plus conservatrices aux plus engagées. Surgit l'humour délirant de Hara-Kiri, qui pointe son nez délirant et grossier, avec Charlie Hebdo en germe. Il y a Coluche, bien sûr, Le Luron, Bedos, qui lient l'humour et le politique : rien de nouveau, on se gaussait déjà de nos bons roys, l'humour et la dérision ont toujours fait plus ou moins bon ménage avec la chose du pouvoir. Le rire est iconoclaste et révolutionnaire. Et donc pluriel. «Regardez : qu'y a-t-il de commun entre Zazie dans le métro et Pierre Doris, entre l'Oulipo et Darry Cowl, entre les premiers dessins de Topor et ceux de Kiraz ?» s'interroge Jean-Michel Ribes, pointant là l'idée que l'absurde et le délirant cohabitent avec une idée plus classique, boulevardière peut-être, de ce qui doit faire rire.
Slogans absurdes
En tout cas, en 68, la société est secouée de rire, d'une hilarité pas habituelle : «Mai 1968 libère d'une forme de rire convenu. La liberté d'expression bat son plein, le rire [comme la chanson, ndlr] s'empare de la sexualité, de la politique, avec insolence, reprend Ribes. On s'attaque violemment, crûment, à toutes les religions avec Hara-Kiri, qui abandonne le pur délire absurde pour basculer dans la satire de la politique, ce qui mènera, hélas, aux tragiques événements que l'on sait [l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, ndlr]».
On voit l'humour sur les murs avec les slogans absurdes mais si drôles de l'époque : «Soyons raisonnables, demandons l'impossible», «Sous les pavés la plage», «Il est interdit d'interdire». Rien qu'en marchant dans la rue, on se marre. L'«interdit d'interdire», simple boutade lancée par Jean Yanne, icône du franc-parler brutal et grognon, devient l'un des slogans les plus emblématiques du joli mois de Mai. Selon Jean-Pierre Le Goff, sociologue et auteur en 1998 de Mai 1968, l'héritage impossible, les slogans sont marqués par la provocation, l'humour et l'insolence : «Sur les murs s'affiche une parole provocatrice qui dévoile, par un humour corrosif et surréaliste, l'insignifiance du discours technocratique.» Et après l'errance des murs, cette dérision trouve son port d'attache. «L'insolence du rire de 68 s'est popularisée avec le Café de la gare», rappelle Ribes. Lieu fondateur d'une nouvelle raillerie, il ouvre en 1969 à Montparnasse avec des jeunes nommés Miou-Miou, Patrick Dewaere, Henri Guybet, Romain Bouteille et, bien sûr, Coluche (on y reviendra, à Coluche).
«Pauvres cons»
Une bande de joyeux drilles qui n'a peur de rien. «Le Café de la gare se présente comme un lieu de contestation à l'ordre établi, analyse Marie Duret-Pujol. L'endroit présente ainsi un espace inédit qui bouleverse les habitudes de la soirée théâtrale : absence de réservation, de prix ou de places fixes, accueil par les artistes… Les pièces sont contestataires elles aussi, puisque toutes les formes d'autorité, comme la religion ou l'armée, y sont raillées.» Le fameux sketch Des boulons dans mon yaourt s'attaque par exemple allègrement à la religion catholique. L'ironie s'en prend aussi aux «pratiques théâtrales : jeu, scénographie, mise en scène», selon Marie Duret-Pujol. La forme même de cet «antithéâtre» est une contestation du théâtre établi.
Jérôme Savary, fondateur du cultissime Grand Magic Circus en 1966, l'explique dans une savoureuse interview accordée à Agoravox en 2008 : «Il n'y avait pas de radio, ni de télé privée, et toutes les institutions culturelles comme l'ORTF étaient tenues par des mandarins souvent talentueux issus de la résistance. Et nous, on était dans la Beat Generation, on était les pauvres cons qui n'avaient pas fait la guerre. Nous, on était les beatniks de cette chape culturelle qui a été aussi symbolisée par Malraux, ministre de la Culture. Les institutions, la radio, la télé et les grands théâtres étaient totalement cadenassés par des générations qui avaient fait la guerre.»
Deux générations, deux mondes qui se regardent derrière le verre de pif symbolique brandi par Coluche pour incarner le beauf, père d'un «bitenique» prénommé Gérard qui fume du «hakik», comme il dit d'une voix avinée. Un sketch magnifique qui incarne la fracture générationnelle entre les enfants des années 70 et leurs parents. On ne le racontera pas ici, ce serait dommage de gâcher.
Schmilblick
Tout comme on ne devrait pas raconter le sketch de Jean Yanne et Daniel Prévost en 1969 sur le Manifestant professionnel, celui qui a passé un diplôme en deux ans pour apprendre à confectionner des banderoles, à retenir des slogans comme «Cherbourg avec nous» ou «Rehaussez les salaires», à former des cortèges, à lancer les pavés, remplaçant donc les gens qui bossent, eux, et n'ont pas le temps d'aller aux manifs. C'est hilarant, mais c'est comme le 22 à Asnières de Fernand Raynaud ou la Deux Bœufs de Raymond Devos, ou encore n'importe quel Desproges : ça s'écoute, ça ne se raconte pas. A quoi bon refaire par écrit un des sketchs du Tribunal des flagrants délires, avec le susdit Desproges, Luis Rego et toute la bande, à hurler de rire ?
Mais revenons à Coluche. «A partir de 1974, il devient l'une des plus grandes vedettes comiques, explique Marie Duret-Pujol, la spécialiste du sujet. Il propose des sketchs dans lesquels il incarne des personnages qui pourraient être vrais, avant de prendre la posture d'un sociologue comique qui présente le monde social de façon paradoxale pour critiquer les instances de pouvoir.»
On perçoit ce double rôle dans les sketchs Et alors y a la télévision et En politique on est 'achement balèze. Quant au Schmilblick, il est admirable dans la description de la société : les «coueffeurs», les «pédés», le gauchiste, le travailleur immigré, les journalistes, papy Mougeot, Guy Luste (Guy Lux, pour ceux qui seraient nés après l'an 2000) et la télé.
Que dire aussi du sketch du Flic, «j'ai l'air un peu con, mais c'est l'uniforme aussi» ; de Si j'ai bien tout lu Freud, donc «la société elle marche sur le cul et le fric» ; du CRS arabe ; de l'Auto-stoppeur ; et de tout ce qu'il a pu écrire avant de mourir à 41 ans ? Qu'auraient-ils dit les Devos, Desproges, Le Luron, Coluche de notre époque ? Peut-être, en nous regardant, seraient-ils morts de rire…
(1) Marie Duret-Pujol enseigne à l'Université Bordeaux-Montaigne et est l'auteure de Coluche président, histoire de la candidature d'un con, Le Bord de l'Eau, 2018.
(2) Publié en 2007, éditions Beaux-Arts.