Leurs confidences vont dans le même sens. «C'est la déprime, tu sors du boulot t'as envie de prendre du Xanax», lâche un syndicaliste parisien. «C'est clairement morose, c'est sûr qu'il y a un effet gueule de bois», ajoute un cadre de l'entreprise. Bref, «on a le blues», glisse un ancien gréviste. Sans surprise, la rentrée a été difficile à la SNCF. Malgré la mobilisation du printemps, au cours de laquelle près de 80 % des cheminots ont participé au moins à un jour de grève - sur un total de 36 étalés sur trois mois, un record -, le gouvernement n'a pas dévié, faisant adopter sa réforme qui prévoit la transformation de la compagnie en société anonyme à capitaux publics, la suppression du statut de cheminots pour les nouveaux embauchés et le calendrier de la future ouverture à la concurrence. Alors, dans les rangs des cheminots, la motivation est en berne. «Il faut se refaire financièrement, explique Philippe, conducteur de TER à Marseille. Pour nous, les conducteurs, un tiers de nos salaires vient des primes de route : plus on roule, plus on gagne. Du coup, en ce moment, on accepte tous les trajets. Mais, y a zéro envie…» Après un conflit aussi long, étalé de début avril à fin juin, «les gens ne peuvent plus se permettre de perdre une journée de salaire de plus», abonde un cadre de l'entreprise. Pour ne rien arranger, il est reproché à certains grévistes d'avoir commis des fautes graves pendant le mouvement «2/5» inventé par les organisations syndicales (deux jours de grève, trois jours de travail). Depuis la mi-octobre, la plupart d'entre eux passent devant un conseil de discipline.
Rupture profonde
Gare de l'Est, cinq conducteurs étaient convoqués le 16 octobre. A Bayonne, un contrôleur est menacé de licenciement. «C'est pour nous casser le moral, et empêcher les manifestations avec des actions dures d'être organisées», analyse Torya Akroum, agent de circulation et déléguée syndicale à Paris-Est. «Jeudi, ils ont demandé le licenciement d'un cheminot pour trois retards pendant les grèves : il a quinze ans de métier dans l'entreprise, une femme et des enfants. Ils sont devenus sans pitié», assure Anasse Kazib, aiguilleur trentenaire à la SNCF et délégué SUD rail à Paris-Nord, qui a été l'un des piliers parisiens de la grève.
«Les dossiers disciplinaires des personnes qui ont un peu dérapé entretiennent le malaise», admet Stéphane (1), cadre à la SNCF. Déjà en 2017, 660 personnes avaient été licenciées selon SUD rail, soit une hausse de 38 % par rapport à 2016.
Pour certains cheminots, la rupture est plus profonde et s'est encore accentuée depuis la fin de la grève. «Le pire, poursuit Stéphane, c'est entre salariés et cadres. L'encadrement a été très sollicité pour faire de la production à la place des grévistes, pendant le conflit. Ça n'a pas trop plu. En Ile-de-France, les cadres qui supervisent les conducteurs sont souvent des jeunes, qui n'ont pas la crédibilité métier. Ils encadrent des conducteurs mais n'ont jamais conduit…»
Humour dépité
Les comportements ont changé, même parfois physiquement depuis le conflit. «Comme on a perdu, la direction a pris une confiance démesurée, raconte Frédéric Michel, agent de guichet à Marseille. Les directeurs d'établissement font des efforts pour ne pas mettre les pieds sur la table quand ils nous reçoivent. L'entreprise déroule tout ce qu'elle avait dans les cartons. En Paca, on annonce entre 160 et 180 suppressions de postes.»
Délégué syndical à la CFDT à Lyon, Julien temporise. Pour lui, qui se dit «très très très inquiet», la vraie fracture ne se situe pas entre salariés mais «entre les cheminots et la direction parisienne qui est un peu hors-sol». La semaine dernière, Julien a partagé sur les réseaux sociaux la photo d'une pancarte installée devant une salle de repos. Reprise rapidement par de nombreux cheminots qui y voient là un symbole, on peut y lire : «La salle de repos sera accessible au mérite pour une durée de vingt minutes sur la durée du temps de service, à l'appréciation de l'équipe managériale.» De l'humour dépité. Selon Anasse Kazib, le cliché a été pris à Asnières (Hauts-de-Seine) : «Ce secteur, c'est le laboratoire des expériences nauséabondes de la SNCF. Ils ne sont que dans la com et nous, on voit ce qu'il se passe. Maintenant la direction veut un management qui n'a rien à voir avec le terrain.»
Conséquence de ce mal-être, certains cheminots décident de démissionner. Après onze ans au sein de l'entreprise, Jérémy a remis sa lettre à sa direction mi-août. «Au niveau des conditions de travail, c'était de pire en pire, raconte le désormais ex-cheminot. Ils réduisaient les effectifs d'année en année. Nos dirigeants nous promettaient que la charge de travail allait diminuer sauf qu'en fait c'était l'inverse. Mais ma démission était surtout due au fait que je travaillais depuis dix ans à Châtillon, à près d'une heure de chez moi. Et pour seulement 1 380 euros… On m'a fait miroiter chaque année que ça allait augmenter. Ma première augmentation a été d'un euro cinquante…»
Histoire d’amour
Jérémy a finalement accepté un job de barman en bas de chez lui, pour 1 400 euros, hors extras : «Je ne pouvais pas rêver mieux. Je vais sur mes 28 ans, je n'ai pas envie d'attendre 40 ans. Je ne voulais pas que dans cinq ou dix ans, on me dise "votre établissement est repris, soit vous acceptez les conditions, soit vous partez"» à cause de l'ouverture à la concurrence. Selon plusieurs délégués syndicaux, le cas de Jérémy n'est pas isolé. «On attend le bilan social de 2018, mais ils sont très nombreux à démissionner. Il y a beaucoup de nouveaux arrivants qui ont décidé de quitter l'entreprise», dit le délégué SUD rail de Paris-Nord, Anasse Kazib.
Président du directoire, Guillaume Pepy n'a rassuré personne en proposant début octobre un «nouveau pacte social» pour l'entreprise. En pleine négociation de la convention collective nationale, ses propos ont été interprétés, au mieux, comme une provocation de plus par la base. «Pepy souffle sur des braises encore chaudes», a dénoncé l'Unsa ferroviaire. Dans ces conditions de tension, le recrutement pose question. «Demain, notre enjeu c'est de recruter et de garder nos recrues. C'est une réalité : les jeunes n'hésitent pas à partir», admet une source au sommet de l'entreprise.
«On recevait 340 000 CV en 2017. En 2018 on sait qu'on aura moins de CV parce qu'il y a une période d'incertitude», reconnaît une autre source proche de la direction. Pour Julien, le délégué du personnel CFDT à Lyon, la SNCF est à un moment important de son histoire. «Tout arrive en même temps, explique le syndicaliste. Il y a eu la grève, il y a la négociation des conventions collectives… Les conducteurs de TER attendent des garanties sur leurs conditions de transfert. On veut supprimer les vendeurs au guichet au profit de la "numérisation". Donc des postes vont être supprimés.» Tout semble à la fois tendu et un peu suspendu dans l'entreprise. Donc angoissant. Julien expose ses craintes sans fard : la hausse des suicides dans l'entreprise. «En ce moment, ça n'arrête pas, assure-t-il. A Lyon-Part-Dieu, il y en a eu un récemment. Un cadre, expert réseau, âgé de 55 ans a sauté du sixième étage. Et on sait qu'un suicide sur le lieu de travail, en général c'est lié… Il y a eu une tentative de suicide à Nîmes du troisième étage. J'ai peur qu'on soit en train de revivre ce qui s'est passé à France Telecom.»
La direction de la SNCF semble consciente du danger. Après le combat collectif du printemps, «on a l'impression que les cheminots sont maintenant sur une inquiétude individuelle : ils se demandent ce qu'il va advenir d'eux. Il faut qu'on puisse y répondre sinon on va au-devant d'ennuis qu'ont pu connaître d'autres grandes entreprises qui ont été aussi dans cette période de transformation», reconnaît sans ambages une source proche du directoire. «Ce n'est pas la fête du slip, mais je ne sens pas de climat insurrectionnel», relativise une autre source.
Parmi les cheminots, certains trouvent quand même des motifs d'espoir après la grève du printemps, qui a battu les records de longévité des mouvements de décembre 1986 à janvier 1987 et de novembre à décembre 1995. «Les liens que nous avons tissés sont très forts. On est tous contents de se retrouver», vante Monique Dabat, cheffe de grève à la gare du Nord en marge de la manifestation du 9 octobre. Pour certains militants, ces affinités hors étiquette syndicale pourraient même être le moteur de nouvelles revendications. «La deuxième mi-temps va peut-être commencer maintenant», veut croire une cheminote. «Je suis très déçu par cette entreprise. Mais on ne devrait pas se laisser faire. Les organisations syndicales ont merdé. Elles n'ont pas montré la bonne direction. Mais quand je vois ce qu'on a, les cheminots qui sont encore prêts à défendre leur entreprise, ça me fait du bien», plaide un cégétiste. Une fois les élections syndicales de novembre passées, certains assurent qu'ils retourneront dans la rue. «Dans toute histoire d'amour, il y a toujours des gros coups de moins bien, sourit un conducteur. Sauf que nous, les cheminots, quand on aime, on se bat jusqu'au bout.»
(1) Le prénom a été modifié.