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Libération
Chronique «Extra-muros»

En banlieue, l’essence précède l’existence

Chronique Extra-Murosdossier
Dans les périphéries, c’est toute la vie qui est chamboulée par la hausse du prix des carburants.
(Photo Sammy Maujard. Getty Images)
publié le 4 novembre 2018 à 20h46

Sur un parking, un retraité, veste de dompteur - celle avec des poches partout, même autour du nombril -, se pose mille questions sur le train Paris-Mantes. Il se rencarde sur les heures de passage, la fréquence, la fiabilité, les correspondances, le prix. Sa sœur habite à vingt-cinq minutes en voiture, et à plus d'une heure s'il s'y traîne en transports en commun, marche incluse. Et il y a d'autres contraintes : la SNCF n'est pas (encore) Uber et ne fait pas du cas par cas. Au vrai, dans ce coin-ci des Yvelines (Paris est à 40 kilomètres), des foyers sont prêts à inscrire leur voiture sur le livret de famille. Les aînés, fabricants d'argot, ont même jadis trouvé un nom de petit oiseau au diesel : «Coco». D'où découle l'expression la plus dramatique qui soit les nuits d'ennui, quand les chacals fauchés sollicitaient le seul véhiculé de la bande : «Je n'ai pas de coco…» Là-bas, la vie a toujours tourné autour des routes : rouler rend libre, parce que tous les meilleurs plans sont ailleurs, du travail aux magasins Babou, en passant par le repos de l'âme.

Le retraité confesse un nouveau péché : il simule des pannes pour ne pas déposer unetelle ou untel. «1,50 euro…» Il dit ça avec le doigt pointé sur sa Citroën : le litre de gazole oscillant autour de 1,50 euro équivaut à un bracelet électronique dans un quartier populaire, de surcroît en périphérie lointaine.

Viagra

Le carburant est au banlieusard ce que la note de frais est au journaliste. Ce liquide-là est tellement sacré que certaines pompes à essence se sont transformées en temple : la nuit, des bonshommes n’y allaient plus pour donner à boire à leur véhicule, mais pour y tuer le temps (un café serré en pleine nuit, un paquet de chips partagé à cinq, une glace par - 5 ° C), trouver un bon plan (des types débarquaient avec le coffre rempli de parfums et de costards de contrebande) et divaguer une heure dans une zone internationale (des routiers slaves et méditerranéens roupillaient sur place). Les panneaux - Versailles, Paris, Rouen - se regardaient comme un comprimé de Viagra : ils émoustillaient même les impuissants.

Extinction

On en arrivait à des situations troubles : des gars se cotisaient pour mettre de l'essence à la pompe du coin, à 500 mètres de chez eux, pour pouvoir en rejoindre une autre un peu plus loin et enquiller une boisson chaude. La galère est une sorcière. Dans ce territoire-là, les voitures se racontaient, jusque très récemment, comme des tapis volants : «Tu mets 10 euros d'essence, tu vas à Rouen, tu reviens et tu vas manger une crêpe à Paris.» La débrouille rend poétique. Et à la longue, de plus en plus en nerveux : délires à part, la voiture est nécessaire pour les employés les plus excentrés et ceux aux horaires les plus tordus. A 1,50 le litre, on raconte quoi sur sa monture ? Qu'on ne peut la conduire que pour les mariages car le gouvernement tape fort sur tes doigts pour sauver la planète ? Ils sont déjà couverts de bleus, ce qui rend moins philosophe sur l'après - l'extinction de la vie. Et puis, quid du projet d'Emmanuel Macron pour les jeunes banlieusards, à savoir chauffeur Uber ? L'entrepreneuriat facile, le costard cintré, la fierté. A 1,50 euro le diesel, même «les rêves» subissent l'inflation.