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Politique

A gauche, des nouveaux dans la Place

Fondé notamment par Raphaël Glucksmann, le mouvement «Place publique», qui appelle à un large rassemblement pour les européennes, joue la carte de la «société civile».
Paris, le 5 novembre 2018. Portraits des fondateurs du mouvement "Place publique" : Jo Spiegel, Claire Nouvian, Raphaël Glucksmann, Thomas Porcher, Diana Filippova. (Photo Boris Allin. Hans Lucas pour Libération)
publié le 6 novembre 2018 à 20h46

Un lundi ensoleillé d’automne. Sur le passage Dubail, près de la gare de l’Est à Paris, une petite bande s’approche, guillerette. On pourrait croire à un groupe de rock en train de fomenter quelque mauvais coup. Raphaël Glucksmann, le visage médiatique du groupe, écrase sa clope, serre la pogne et invite dans un studio, prêté par un ami photographe. La bande s’installe autour d’une table en bois. Claire Nouvian scrute sa montre, elle a un train à prendre. La fondatrice de l’ONG Bloom, qui milite pour la protection des fonds marins, ouvre le bal : «Mettre des mots grossiers à l’écrit ça ne passe pas trop. Mais bon, nous sommes réunis parce que c’est la merde politiquement.»

Raphaël Glucksmann, Claire Nouvian, Thomas Porcher, Diana Filippova, Jo Spiegel et quelques autres se lancent dans une nouvelle aventure : un mouvement politique avec l'objectif - l'espoir ? - de répondre à «l'urgence écologique, sociale et démocratique». Son nom : Place publique. Lorsqu'on les interroge sur le début de l'histoire, ils se regardent dans les yeux. Personne ne sait vraiment. Ils se croisent depuis des années dans différents rassemblements. Au fil des discussions et des cafés, l'évidence a fait son chemin. Un projet «logique», disent-ils. Développer une histoire politique entre intellectuels et acteurs de terrain. Ils veulent impulser le débat, faire émerger des idées à travers le pays, voire l'Europe. Ils tiendront leur premier meeting à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 15 novembre.

Citoyen

Autour de la table, l'ambiance est studieuse. Des bons élèves. Ils lèvent le doigt pour prendre la parole. Personne n'interrompt son camarade. Ils ont l'air d'accord sur tout. Claire Nouvian, qui parle plus que les autres, annonce la couleur avant de filer : «Les gens ne se dirigent plus vers les partis, c'est fini, le désamour est profond. On aurait pu rester dans notre zone de confort, chacun dans son domaine. On s'y refuse car sur chaque sujet il y a plusieurs solutions, des solutions politiques.» Les fondateurs de Place publique espèrent toucher un maximum de personnes, créer des sections dans chaque ville. Ils rêvent d'un mouvement citoyen de masse. Ancien membre du Parti socialiste et adepte de la démocratie participative, Jo Spiegel, maire de Kingersheim, une petite ville du Haut-Rhin en banlieue de Mulhouse, s'enflamme : il parle de «millions» de personnes.

Après un petit quart d'heure de discussions, l'économiste antilibéral à petite moustache Thomas Porcher explique le fonctionnement des forces au sein du nouveau mouvement : «Lorsque Raphaël parle des migrants c'est puissant ; si j'ai une question sur les Gafa je m'adresse à Diana [cheffe d'entreprise spécialisée sur les questions technologiques] ; pour la pêche électrique c'est Claire et pour la démocratie je vois avec Jo.» Place publique, ce n'est pas un groupe de rock qui sirote sagement du thé mais une bande de cinq super-héros, avec pouvoirs spéciaux afférents. En face de nous, on a les Power Rangers sauveurs de la gauche.

Relais

Politiquement, Place publique refuse de se situer. Jo Spiegel précise que la porte est ouverte à tout le monde, du simple citoyen au militant encarté. Lorsqu'on lâche le mot «gauche», un bref silence s'installe. Thomas Porcher répète, au cas où, que «c'est ouvert à tout le monde». Raphaël Glucksmann, qui cartonne en librairie avec son livre les Enfants du vide, n'esquive pas. «Tous les matins, au réveil, je répète le mot "gauche" à plusieurs reprises afin de me convaincre que ça existe encore. Ces dernières années, ce mot, qui me tient à cœur, a été vidé de son sens. Aujourd'hui, être de gauche ne veut pas dire que tu as raison. C'est l'inverse, on doit prouver que nous avons raison, après on dira que c'est de gauche», dit-il tranquillement.

Une question légitime tourne en boucle à quelques mois des européennes : le mouvement a-t-il vocation à faire la bagarre démocratique dans les urnes ? Raphaël Glucksmann, du tac au tac : «On ne fera pas une liste tout seuls, on ne va pas ajouter de la confusion à la confusion en multipliant les listes.» Ce qui est sa façon d'ouvrir la porte aux formations de gauche. Alors que plusieurs fondateurs du mouvement ont été approchés par Europe Ecologie-les Verts, Génération·s et La France insoumise, ils se posent en relais pour écrire une histoire commune. Certains partis les guettent avec méfiance, voire défiance. Diana Filippova prévient que Place publique ne vit pas que pour les européennes de mai et que ce mouvement souhaite «s'inscrire dans la durée».

Engouement

Le temps passe, Claire Nouvian est déjà dans le train quand on s'interroge sur l'image qu'ils renvoient. Celle d'enfants bien nés, des bobos de la capitale qui la jouent révolutionnaires. Diana Filippova s'agace. Elle est prête à étaler son CV pour prouver qu'on a faux. Thomas Porcher aussi. Histoire de dissiper ce sentiment, Raphaël Glucksmann souffle le nom des absents : des «provinciaux», des «pêcheurs» qui cheminent avec Place publique. Il promet qu'ils inonderont bientôt les plateaux télé et radio, que le caractère et le vécu des uns et des autres ne laisseront personne insensible et que les sceptiques n'auront pas le dernier mot.

Jo Spiegel, le plus âgé de la bande, se frotte les yeux. L'édile répète à l'envi que ça se bouscule pour rejoindre Place publique : il reçoit des lettres, des mails. Un engouement qui semble le surprendre. Il pourrait parler des heures de démocratie, du rapport au pouvoir «malsain» des élus, et des «orphelins», ceux qui se cherchent une maison en politique. «Un combat», résume-t-il. Après une de ses longues interventions, Raphaël Glucksmann lâche : «Je vote pour Jo !» Le maire de Kingersheim laisse transparaître une certaine émotion. Le reste des Power Rangers semble alors à deux doigts de se lever pour lui faire un câlin. «Bienveillance», répètent-ils. Et lorsqu'ils nous demandent notre sentiment face à cette «alchimie», on répond que, généralement, les histoires débutent toujours de la plus belle des manières.

Raphaël Glucksmann, la tête d’affiche

Il est le visage médiatique de l'équipe. A quelques mois des européennes, l'essayiste a été approché par les écologistes et le mouvement de Benoît Hamon pour figurer sur leur liste. Après une petite hésitation, il a décliné les offres. Raphaël Glucksmann a préféré l'aventure avec ses «potes» non encartés politiquement. Il se dit «joyeux» comme un gamin qui déballe ses jouets le soir de Noël. Il prévient : le mouvement ne tournera pas autour de lui, il souhaite que d'autres personnes émergent. Le lancement de Place publique tombe à pic : il est en pleine promo. Son dernier livre, les Enfants du vide, cartonne en librairie. Des centaines de personnes se déplacent à chacune de ses dédicaces.

Paris, le 5 novembre 2018. Portraits des fondateurs du mouvement "Place publique". SUR LA PHOTO : Claire Nouvian. COMMANDE N° 2018-1455Claire Nouvian, l’écolo qui veut rester «libre»

Elle dort très peu. Deux ou trois heures par nuit maximum. Une acharnée. Claire Nouvian, 44 ans, a grandi en Algérie, à Paris et à Hongkong. En 2004, elle fonde l'association Bloom, initialement pour lutter contre la pêche en eaux profondes. Au terme d'une campagne tenace, elle a obtenu en 2016 l'interdiction du chalutage en eaux profondes. Elle a été récompensée par de nombreux prix, notamment le prix Goldman pour l'environnement, «le Nobel» de l'écologie. Elle se lance dans le mouvement Place publique, mais elle dit souhaiter garder sa «liberté». Claire Nouvian ne s'imagine pas candidate aux élections : pas son «truc», assure-t-elle.

Paris, le 5 novembre 2018. Portraits des fondateurs du mouvement "Place publique". SUR LA PHOTO : Jo Spiegel. COMMANDE N° 2018-1455Jo Spiegel, le chantre de la démocratie participative

Jo Spiegel est l'un des seuls à avoir un mandat politique. Prof d'EPS à la retraite, «ancien recordman d'Alsace du 800 mètres», le maire de Kingersheim (Haut-Rhin) a longtemps été adhérent au PS. Il a claqué la porte en 2015. Depuis une vingtaine d'années, il mène le même combat : pour la démocratie. Il pourrait parler des heures du rôle du citoyen et du rapport au pouvoir des élus. Jo Spiegel a également initié, avec l'agglomération mulhousienne, un des premiers plans «climat» en France. Lui qui coprésidera le mouvement avec Diana Filippova (lire ci-dessous), prévient : «Nous ne serons jamais dans la posture politicienne. Il faut mettre de l'utopie, de l'indignation et de l'engagement.»

Paris, le 5 novembre 2018. Portraits des fondateurs du mouvement "Place publique". SUR LA PHOTO : Diana Filippova. COMMANDE N° 2018-1455Diana Filippova, l’apôtre de l’économie collaborative

La plus jeune de la bande : Diana Filippova, 32 ans, née à Moscou, se présente comme «chef d'entreprise et écrivain, spécialiste des questions technologiques». L'ancienne employée Microsoft est cofondatrice du think thank OuiShare et de Stroïka, une «agence de propagande» : «Nous concevons des stratégies éditoriales, d'influence et de mobilisation.» Lors de notre rencontre, elle admet qu'elle s'est toujours tenue à l'écart des élus et des partis. «J'ai du mal à me dire que je fais de la politique», dit-elle. En parallèle de Place publique, qu'elle coprésidera avec Jo Spiegel, Diana Filippova mène un autre combat plus personnel : retrouver celui qui a volé son vélo, «qui était très bien attaché» dimanche soir à Paris.

Paris, le 5 novembre 2018. Portraits des fondateurs du mouvement "Place publique". SUR LA PHOTO : Thomas Porcher. COMMANDE N° 2018-1455Thomas Porcher, l’économiste «hérétique»

Thomas Porcher, 41 ans, est un économiste qui gravite autour de la gauche depuis quelques années (lire son portrait dans notre édition du 5 novembre). Il a travaillé avec l'écologiste Cécile Duflot avant de voter Jean-Luc Mélenchon à la dernière présidentielle. On tombe souvent sur sa tête à la télé, invité à débattre. Il aime ça, se «friter» avec les «libéraux». Thomas Porcher écrit également. Son Traité d'économie hérétique, paru en mars chez Fayard, vient d'atteindre les 18 000 exemplaires vendus pour sa dixième réimpression. L'ancien champion de karaté n'ose pas encore le dire : le docteur en économie, membre des Economistes atterrés depuis 2016, se verrait bien candidat aux européennes.

Photos portraits Boris Allin. Hans Lucas pour Libération