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Maurice Genevoix, la voix des poilus

Dans «Ceux de 14», l’écrivain témoignait pour la première fois du quotidien dans les tranchées, sans rien omettre de sa dureté.
Maurice Genevoix, ici blessé à la main gauche. (Photo Tallandier. Bridgeman images)
publié le 6 novembre 2018 à 21h16

La crête des Eparges n'aurait pu rester qu'une simple côte sur une carte d'état-major, un nom de plus dans la liste des innombrables batailles de la Grande Guerre. «Cette crête est notre cauchemar», écrit Maurice Genevoix dans Ceux de 14. Face à cette colline, des dizaines de milliers d'hommes tomberont durant les combats acharnés de 1914 et de 1915. Le jeune lieutenant du 106e régiment d'infanterie, diplômé de la Rue d'Ulm, y est grièvement blessé le 25 avril 1915. «Je suis tombé un genou à terre. Dur et sec, un choc a heurté mon bras gauche. Il saigne à flots saccadés. Je voudrais me lever, je ne peux pas. Mon bras tressaute au choc d'une deuxième balle et saigne par un trou. Mon genou pèse sur le sol comme si mon corps était en plomb. Ma tête s'incline et sous mes yeux un lambeau d'étoffe saute au choc mat d'une troisième balle. Je vois sur ma poitrine un profond sillon de chair rouge», raconte Maurice Genevoix, qui perdra définitivement l'usage de sa main gauche.

Fournaise

A 25 ans, il est réformé pour cause d'invalidité. Après avoir été trimballé d'hôpitaux en hôpitaux pendant sept mois, il entreprend dès son retour à la vie civile la rédaction de ses souvenirs de guerre, dont la parution s'étalera de 1916 à 1923. Ils ne seront rassemblés qu'en 1949 sous le titre de Ceux de 14. «Je souhaite que d'anciens combattants, à lire ces pages de souvenirs, y retrouvent un peu d'eux-mêmes et de ceux qu'ils furent un jour ; et que d'autres peut-être, ayant achevé de le lire, songent ne serait-ce qu'un instant : "C'est vrai pourtant. Cela existait, pourtant"», écrira-t-il dans sa préface du volume les Eparges.

Pour la première fois, quelqu'un dépeint la communauté des combattants, leur vie quotidienne, les corvées de ravitaillement, le froid, la boue surtout, qui aspire les brodequins, les terres grasses de l'Est de la France. Genevoix n'omet rien : ni la peur des hommes, ni la cruelle âpreté des combats, ni la mort à côté de soi des camarades devenus amis dans la fournaise. Des descriptions qui lui vaudront les foudres de la censure. Mais Ceux de 14 s'impose comme le monument littéraire dressé à la mémoire des poilus, avec les Croix de bois de Roland Dorgelès et le Feu d'Henri Barbusse, deux autres livres consacrés à la Première Guerre mondiale.

Prix Goncourt en 1925 pour son roman Raboliot, Genevoix, après s'être débarrassé des fantômes qui le hantaient, poursuivra une œuvre qui s'attache à la nature, aux paysages de Sologne, décrivant les sensations que procure la forêt dans une langue classique et chatoyante. Il s'éprend d'un grand fleuve sauvage, dont il dépeint dans la Loire, Agnès et les garçons les lumières changeantes aux mille nuances de gris. Le roman relate une rivalité amoureuse, où la Loire s'impose comme un véritable personnage autour du trio. En 1927, avec ses gains du Goncourt, l'écrivain rachète une masure au bord de l'eau dans le hameau des Vernelles (Loiret), «une vieille maison, rêveuse, pleine de mémoire et souriant à ses secrets».

Camarde

En 1946, Maurice Genevoix entre à l'Académie française ; douze ans plus tard, il en devient le secrétaire perpétuel, poste dont il démissionnera en 1974, se jugeant, à 83 ans, trop vieux pour l'occuper. Bien longtemps après la guerre, en 1972, il revient sur son expérience de «la der des ders» avec un court récit intitulé la Mort de près. Là, l'homme mûr n'est plus dans le souvenir brûlant mais regarde le jeune officier qu'il était et son voisinage constant avec la camarde. Il meurt en 1980 dans sa propriété espagnole, près de Jávea.

«Vous n'êtes guère plus d'une centaine, et votre foule m'apparaît effrayante, trop lourde, trop serrée pour moi seul. Combien de vos gestes passés aurais-je perdu, chaque demain, et de vos paroles vivantes, et de tout ce qui était vous ? Il ne me reste plus que moi, et l'image de vous que vous m'avez donnée. Presque rien : trois sourires sur une toute petite photo, un vivant entre deux morts, la main posée sur leur épaule. Ils clignent des yeux tous les trois, à cause du soleil printanier. Mais du soleil, sur la petite photo grise, que reste-t-il ?» Ce sont là les dernières lignes de Ceux de 14, écrites en hommage à tous ses camarades des Eparges tombés «au champ d'honneur», selon la formule consacrée. Cette photo existe réellement et, sans doute, Maurice Genevoix a-t-il dû la regarder souvent et longuement. Avec les sentiments mêlés de celui qui en est revenu. En 2008, le dernier poilu français et dernier témoin militaire de la Grande Guerre, Lazare Ponticelli, s'est éteint à l'âge de 110 ans.

Sur la crête des Eparges, un officier rend compte à son supérieur : «Trois cents tués au régiment ; un millier de blessés, plus de vingt officiers hors de combat dont dix tués. Des tranchées vides, ou du moins "tactiquement" vides. La crête perdue si les boches contre-attaquent encore.» «Qu'ils tiennent ! Qu'ils tiennent encore ! Qu'ils tiennent quand même, coûte que coûte», lui répond son supérieur. En quelques jours, près de 5 000 hommes périrent pour prendre ou «tenir» cette fameuse crête des Eparges.