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Portrait

Catherine Sinet, en vie de rire

Passionnante, la veuve de Siné continue de tenir à bout de bras et avec succès le mensuel satirique fondé par son mari dessinateur.
Portrait de Catherine Sinet, en octobre 2018. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas)
publié le 7 novembre 2018 à 19h16
(mis à jour le 7 novembre 2018 à 19h39)

Elle a beau être «une vieille femme de 76 ans qui dirige un journal satirique», comme elle s'amuse à le dire, elle est là, magnifique dans son bureau près de la Bastille. Resplendissante, grande et blonde avec ce sourire en cascade et ce regard généreux, Catherine Sinet triomphe, même si elle déteste toutes les flagorneries. «Le résultat, c'est que j'ai pris dix kilos après avoir arrêté de fumer, tempère-t-elle. Soixante-deux ans de tabac, c'est vrai que c'est long.» Et d'ajouter : «C'est la première fois que je me retrouve en première ligne. Avais-je le choix ? Un journal, cela doit s'incarner.»

Madame Sinet est sur la photo, madame Weil-Sinet exactement. Et sa vie vaut bien celle de «Bob» (1), son mari, dessinateur génial et écrivain unique, grand amoureux des chats et du vin, et surtout rebelle à tous crins. Dans une magnifique déclaration, Bob, peu avant de mourir, écrivait dans son journal en décembre 2015, évoquant sa maladie : «Mes 87 balais vont sonner demain à ma tocante branlante. Putain, j'ai bien cru ne jamais y arriver cette année ! Comme les politicards, je cumule, mais moi, c'est les emmerdes de santé, pas les postes à thunes ! Malheureusement, il n'y a pas que moi qui dérouille… J'épuise aussi ma femme, la pauvre Catherine qui a beau être bien moins âgée que moi n'est quand même plus la jeune et pulpeuse créature qui me faisait grimper aux rideaux au premier coup d'œil quand j'en avais encore les moyens. Non seulement elle m'a dorénavant sur les endosses en permanence, mais elle mijote, chaque mois, le canard en évitant trop les navets.» Et encore : «Elle veille sur nous tous avec une attention jamais démentie, toujours aux petits soins, nous protégeant et nous chouchoutant un max ! Sa famille, c'est sacré, nom de Dieu ! Pas touche ! Gare ! Elle griffe ! Elle mord ! Elle déchire ! Puisque je suis dans le régime "tendresse", ce qui ne m'arrive pas tellement souvent, j'en profite pour vous remercier tous d'exister car c'est quand même beaucoup grâce à vous qu'on continue de filer le parfait amour avec ma dulcinée. Bonne année et banzaï !»

Depuis la disparition de Bob, en mai 2016, elle a donc repris le marbre, se réjouit des chiffres de vente, entre 16 000 et 20 000 exemplaires en kiosques chaque mois, et ne peut s'empêcher, encore et toujours, de faire des remarques sur Charlie Hebdo. Faut-il le répéter, l'épisode qui a conduit au licenciement de Siné, avec accusation d'antisémitisme lancée par Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo à l'époque, ne sera jamais digéré. «Quelle saloperie !» tempête encore sa femme, juive elle-même. Même si tout cela a abouti au lancement de Siné Hebdo, devenu Siné Mensuel, fêtant en pleine forme ses dix ans d'existence.

Catherine a donc remplacé Bob, que l'on ne remplace pas. D'ailleurs, on ne remplace pas Catherine non plus, avec sa vie ahurissante, bourrée de coups d'éclats et de liberté effrenée. «Quand il y a un train qui passe, je le prends, mais je peux descendre aussi vite», dit-elle. Raconter sa vie est assez chaotique tant les épisodes sont burlesques et/ou douloureux, en tout cas, ils s'enchaînent comme au cinéma. On ne s'y ennuie surtout pas. Elle naît dans une famille bourgeoise, en pleine guerre. Deux jours après, une bombe explose dans l'appartement familial à Paris. Sa mère est juive, la famille a un peu d'argent, le père héritant d'une imprimerie. «On ne parlait de rien chez nous. Mais je l'ai vite senti, j'étais manifestement de trop pour mes parents.»

La voilà enfant, pensionnaire en Angleterre, puis en Allemagne. «Ce n'était pas marrant du tout», dit-elle. Que faire ? Se marier le plus tôt possible, ce sera avec un Américain, représentant en encyclopédies. Elle s'amuse, vit quelques mois à Ibiza. Ce sont les années 60-70. Cela ne dure pas très longtemps. Direction Rome, où elle rencontre un nouvel amour, tombe enceinte. Elle a une grande amie qui s'appelle Jacqueline Ferreri, mariée avec Marco, cinéaste, qui lui propose de jouer dans ses films. Mais il faut bien vivre aussi, donc elle fait des traductions.

Voilà qu'on lui propose de lancer, toujours à Rome, un journal féminin, Ragazza Pop. Elle n'y connaît rien, mais ça l'amuse, et elle va s'y prêter avec plaisir. Cela marche. De passage à Paris, elle rencontre Siné dans un café. Retourne à Rome. Vous avez le tournis ? Elle refait un saut à Paris, retombe sur Siné qu'elle avait oublié, mais pas lui. Siné lui dit : «Je suis amoureux de vous depuis deux ans.» Et lui sort toutes les adresses où depuis deux ans elle a habité. La voilà amoureuse. Elle file, pourtant, au Brésil pour s'occuper de journaux féminins. Siné hésite, puis la suit. Un peu. Finalement, on est en 68, le mois de mai est passé. Et le couple revient à l'automne à Paris.

Ouf, on fait une pause. Catherine Sinet aussi. Jusqu'en 1981. Elle fait des piges à droite et à gauche, fréquente un peu tout le monde, séduit les gens par sa vitalité. Souvent, elle fait un tour rue des Trois-Portes au bouclage de Charlie, «le vrai», «le premier», celui où Bob dessine. «C'est comme ça qu'un jour, voyant Michel Polac, qui venait de lancer Droit de réponse, je l'aide à contacter les gens de Charlie. Et cela fera l'émission que l'on connaît, avec la bagarre générale qui fera date.»

Catherine devient la petite main de l'animateur jusqu'à la fin de cette émission culte en 1987. «J'ai adoré, on parlait de tout, de la bouffe, des architectes, on était libre comme l'air, avec un impact terrible.» Elle s'amuse, se moque des pressions, connaît alors tout Paris. «Avec Bob, on n'est pas mondain, on a juste notre maison à Noisy, c'est bien tout ce que l'on a», tempère-t-elle. Plus tard, elle secondera Tina Kieffer, dans une autre émission de débats de société en direct sur TF1, J'y crois, j'y crois pas. «J'ai beaucoup aimé travailler avec Catherine, nous raconte Tina Kieffer. Cette femme est unique. La veille de l'enregistrement en direct, j'allais toujours dormir chez elle. C'est vrai, elle n'a pas que des amis, mais elle a un grand cœur.»

Catherine n'a jamais changé. Inclassable, séductrice, détestant les opportunistes et les lâches. «Avec Bob, on s'appelait dix fois par jour.» Celle qui se sent écolo de gauche revient à nouveau sur l'affaire, c'est-à-dire l'accusation d'antisémitisme à l'égard de son mari. «Une main anonyme a déposé dans mon ordinateur les vidéos des deux conférences de rédaction où Philippe Val a expliqué pourquoi il avait viré Bob et les réactions des uns et des autres. J'ai l'enregistrement, et donc je sais exactement qui a soutenu Bob, qui nous a trahis.» Faut-il rappeler qu'après des années de procédure, Siné a gagné tous ses procès ?

Et de résumer la situation d'aujourd'hui : «Deux enfants, deux petits-enfants, et on fait travailler 50 personnes.» On le devine, Catherine Sinet est comme Bob, nullement prête à s'arrêter.

(1) Maurice Sinet dit «Bob Siné» ou «Siné».

1942 Naissance.
1981-1987 Coordonnatrice de Droit de réponse pour Michel Polac.
Eté 2008 Siné est renvoyé de Charlie pour antisémitisme. Création de Siné Hebdo.
Mai 2016 Mort de Siné.
Septembre 2018 Siné Mensuel a 10 ans.