Uniforme kaki, chapeau mou emblématique des soldats de l'époque, Derek pose fiérot devant l'entrée du château de Péronne, dans la Somme. Le moustachu australien sillonne la Belgique et le nord de la France depuis déjà quinze jours. Avec ses amis David et Karen, la quarantaine comme lui, il est sur les traces du seizième bataillon d'infanterie de l'armée australienne. Formée en 1914 avec une majorité de volontaires originaires de Perth, la ville de Derek, l'unité participa à nombre d'opérations de la Première Guerre mondiale, dont les batailles des Dardanelles (1915) et de la Somme (1916). «C'est un des bataillons les plus voyageurs et les plus décorés», salue Derek. Sur son portable, il montre les 104 endroits que lui et ses comparses doivent visiter lors de leurs trois semaines de séjour européen.
Ce mardi, ils font étape à l'Historial de Péronne, un des lieux emblématiques du tourisme autour de la Grande Guerre. C'est en effet dans la région qu'est lancée, le 1er juillet 1916, l'offensive de la Somme : cinq mois de boucherie, plus d'un million de victimes, dont 450 000 morts, notamment britanniques et australiens. Nulle fascination morbide chez Derek et ses amis. «Cette guerre était une idiotie sans nom», souffle le premier. L'un des arrière-grands-pères de David a combattu en Europe il y a un siècle : «Il disait que la seule raison pour laquelle il avait été décoré, c'était d'avoir été stupide», raconte son descendant. En revêtant l'uniforme de ses aïeux, Derek ne veut pas «glorifier» le conflit, mais plutôt «montrer la vie des soldats à l'époque» et faire œuvre pédagogique.
En France, le «tourisme de mémoire» se porte bien. Chaque année, les sites historiques, notamment ceux des deux conflits mondiaux, accueillent environ 20 millions de visiteurs, dont près de la moitié viennent de l'étranger. Et la fréquentation est en hausse de 25 % depuis 2014, début des commémorations du centenaire de la guerre de 1914 et des 70 ans du débarquement en Normandie. Le frémissement avait même débuté dès 2013, se souvient Hervé François, directeur de l'Historial de Péronne, avec la remise du prix Goncourt au roman Au revoir là-haut de Pierre Lemaître. «L'effet centenaire est clairement là, analyse-t-il. Même s'il y a eu un léger trou d'air en 2016 en raison du contexte terroriste, notamment.»
«Histoire comparée»
Une période propice, donc, «pour aller chercher des fonds et faire des investissements pour les vingt prochaines années», détaille le directeur de l'Historial. C'est ainsi que la structure, ouverte en 1992, a bénéficié d'un rajeunissement conséquent à partir de 2012. Autre axe de développement : séduire les visiteurs anglo-saxons, et notamment les Britanniques. A Péronne, ils ne représentent que 20 % des visiteurs. Normal, glisse Hervé François, «leur lieu de mémoire en France, c'est Thiepval» : un édifice de brique monumental, type arts déco, dédié aux disparus de la Somme, qui dépend également de l'Historial.
Depuis Péronne, il faut rouler une trentaine de minutes dans la campagne picarde. C'est une litanie de cimetières, petits et grands, allemands, français, britanniques, qu'on découvre sous un soleil automnal. Parfois, au détour d'un virage, on aperçoit un coquelicot accroché à un arbre : hommage british aux hommes morts au combat. Le mémorial, posé au sommet d'un plateau stratégique, se repère de loin. En 2016, 150 000 visiteurs (dont 58 % de ressortissants du Royaume-Uni) y sont venus. «L'idée, c'est d'aller chercher les visiteurs où ils sont déjà», analyse le directeur de l'Historial. Conclusion : un musée a été ouvert en 2016 sur place, organisé autour de la frise de 60 mètres de long du dessinateur américain Joe Sacco. La tâche n'était pas gagnée d'avance. «Les Britanniques ont tendance à être dans une démarche mémorielle assez impériale voire exclusive, souffle Hervé François. Notre démarche, ici, était de réintroduire une dimension d'histoire comparée.»
Le genre a donc ses spécificités culturelles. «Il n'est pas rare de voir un ado anglais s'effondrer en larmes devant la tombe d'un soldat "unknown"», illustre François, qui décrit les visiteurs d'outre-Manche comme des «pèlerins de mémoire». Du côté du public, la démarche est appréciée. «Les musées qu'on a visités sont fantastiques, saluent des ados originaires du Lancashire, en voyage scolaire sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Il s'en dégage une impression de calme, de respect, presque d'optimisme.» Robert, un retraité anglais, s'émeut également : «Je suis impressionné de voir ces lieux si bien entretenus.»
Autre enjeu : renouveler la scénographie des musées pour continuer à attirer du monde. «On s'est rendu compte que les gens flânaient, plus qu'ils ne lisaient, illustre Hervé François. Le public évolue, ses habitudes également. Il faut réduire la taille et la longueur des textes, synthétiser et donner la possibilité d'approfondir via des cartels numériques [des écrans tactiles, ndlr].» A Péronne, des visites «flash» ont aussi été mises en place. Le principe ? Des parcours guidés express et thématiques (les animaux, les enfants, les blindés, etc.). Idem à Compiègne, où se pressent 70 000 visiteurs par an, pour voir le fameux vrai-faux wagon le plus célèbre du monde, symbole de la défaite allemande en 1918 et de celle des Français en 1940. «C'est pas l'original», dit cette dame un peu déçue, puisque le vrai a brûlé en 1945 en Allemagne sur décision du Führer après destruction de la clairière de Rethondes. Un vaste espace un peu flippant dominé par l'impérieuse statue de Foch, où les foules assez nombreuses ce samedi de novembre - des locaux, quelques Belges - déambulent sur les lieux, payent les 5 euros d'entrée au musée rénové pour ce 11 Novembre, admirant les vieux stéréoscopes d'hier avec scènes de guerre et 3D d'aujourd'hui.
Lionello Burtet, directeur de l'office du tourisme de Verdun, partage l'analyse : «Il faut investir sans cesse dans les nouveautés sinon les touristes vont ailleurs.» Dans la sous-préfecture de la Meuse, 10 millions d'euros vont être dépensés pour donner un coup de neuf à la citadelle. Au programme : spectacles en 3D ou encore nacelles qui se promènent dans le site.
A Verdun, le public reste encore majoritairement français, autour de 70 %. Logique, tant la ville est devenue le symbole de la résistance des poilus. En outre, un lien personnel peut unir les visiteurs à la bataille de Verdun, puisque la quasi-totalité des régiments français ont été engagés sur place. L’ossuaire de Douaumont fait figure d’anomalie. Un peu plus de la moitié des touristes (640 000 par an) sont en effet originaires d’Allemagne. Une rareté.
«Les gentils d’un côté»
Longtemps, de l'autre côté du Rhin, les deux guerres mondiales ont été amalgamées. «Mais le rapport des Allemands à 1914-1918 est en train de changer», estime Hervé François, qui espère profiter de ce regain d'intérêt pour les faire venir sur les traces de leurs ancêtres. «Un des enjeux est de garder cette dimension d'histoire comparée et de montrer qu'il n'y a pas les gentils d'un côté et les méchants de l'autre», dit-il. Dans la Meuse comme dans la Somme, on réfléchit à diversifier autant que possible l'offre touristique. L'aspect mémoriel compte, évidemment, mais pourquoi ne pas jouer aussi sur le tourisme vert dans la vallée de la Meuse, ou la proximité de la mer dans la Somme ? Un enjeu de taille dans des régions touchées par un taux de chômage important et une activité économique en berne. «Péronne, sans l'Historial, serait un trou noir», glisse un habitant de la ville picarde, 7 000 âmes. Et Verdun, sans le tourisme de mémoire qui existe depuis un siècle déjà, une ville de garnison sans garnison.