Ce 11 novembre 1918, la guerre continue. Augustin Trébuchon, berger dans le civil, soldat de 1re classe et estafette au 415e régiment d'infanterie, le voit bien, couché sous les balles, déterminé à faire son devoir, terrifié par la peur de mourir au dernier moment. Alors même que l'armistice est sur le point d'être signé et que l'armée allemande recule sur tous les fronts, l'état-major français considère qu'il ne faut pas relâcher la pression. Il a même prévu une offensive majeure pour le 14 en Lorraine, sous la direction de Philippe Pétain, général en chef de l'armée française.
Le 9 novembre, l'état-major a commandé au 415e, engagé en pointe sur les bords de la Meuse, entre Sedan et Charleville, de franchir la rivière et d'établir une tête de pont sur la rive nord. Dans la nuit du 9 au 10, par un froid coupant, dans le brouillard qui monte de l'eau en crue, Augustin et ses camarades ont franchi un pont de fortune établi par le génie sur les restes d'un barrage. Les Allemands tirent un peu au hasard, mais l'obscurité est propice. Glissant sur les planches branlantes, ils réussissent à prendre pied sur l'autre berge et se déploient dans un champ glacé. Quand le jour se lève, le feu reprend ; aplati dans l'herbe, Augustin sent le souffle des balles de mitrailleuse qui passent au-dessus de lui. Tout le jour, son régiment résiste aux contre-attaques, décimé par les obus et les tirs allemands. Au soir, malgré des pertes cruelles, la tête de pont a tenu. Le lendemain 11 novembre, vers 5 heures, le bruit se répand soudain que l'armistice est signé, qu'il sera effectif à 11 heures. Hébétés, épuisés, n'osant pas encore y croire, les soldats se laissent lentement gagner par le soulagement. Comme un jour gris envahit la campagne, on entend au lointain les échos d'une Marseillaise chantée d'une voix hésitante. Alors on attend, pelotonné dans la rosée froide, le cœur mêlé de joie et d'angoisse, tandis que des coups de feu percent encore le silence du matin.
Soudain, un ordre arrive. A 40 ans, Augustin est agent de liaison. Il a été mobilisé en 1914 malgré son âge. Pendant quatre ans, il a promené son accent de la Lozère sur tous les fronts, participé à des dizaines de combats. Il a survécu, il peut commencer à savourer son sort, celui d’un miraculé qui a traversé la boucherie sans dommage. Il faut porter un pli au général établi en avant de la rivière. Une dernière mission de routine avant la délivrance. Augustin se lève. Il est 10 h 45. Dans un quart d’heure, tout s’arrête. Sans trop de méfiance, il marche dans l’herbe mouillée vers le bâtiment qu’il aperçoit un peu plus loin dans la brume. Après tout, le massacre est terminé. Une dernière marche dans la campagne où le silence se fait. Tranquillité trompeuse. A 10 h 50, dix minutes avant l’heure dite, comme Augustin gravit un talus, un coup de feu retentit. La balle traverse le front du soldat, qui s’écroule sur le sol glacé. Honneur stupide, ironie tragique : Augustin Trébuchon sera le dernier mort de la guerre.
A lire aussi: 1918, une paix à la mémoire courte
Cette qualité, née d'un sarcasme du destin, lui sera disputée par quelques autres, un Breton, un Belge, un Américain, tous tués dans le dernier quart d'heure. On retiendra, pour l'histoire, le nom d'Augustin Trébuchon, mort pour rien quand tous devaient vivre. Mémoire un peu honteuse, il faut le dire. Sur sa tombe, l'état-major fait graver, dans un pieux mensonge : «Mort pour la France, le 10 novembre 1918.» Pas de mort le 11 novembre. La bêtise insigne de la guerre camouflée par une tricherie de vingt-quatre heures.
La musique oubliée de la paix
Un peu plus loin sur la Meuse, à la même heure, une autre estafette. L'agent de liaison Gazareth atteint la première ligne sous une pluie d'obus déchaînée par l'artillerie allemande. Les soldats couchés dans l'herbe le regardent, incrédules. Que vient-il faire là en plein «marmitage» ? Il crie : «La guerre va finir dans un quart d'heure. Il faut un clairon pour le cessez-le-feu !» Les poilus n'y croient pas. Les yeux écarquillés, ils répondent mécaniquement : «Il est là-bas, dans son trou.»
Le clairon, Delaluque, est un calme, qui accueille Gazareth sans broncher dans son trou. En rampant sous le feu, l'agent le conduit près du capitaine Lebreton, qui lit la consigne et la répète à Delaluque. «A vos ordres, répond-il. Mais il y a un ennui : j'ai oublié l'air du cessez-le-feu. Je l'ai joué une fois, en 1911, à l'entraînement.» Impatienté, Lebreton commence à fredonner la mélodie dans le fracas des obus. On a oublié l'air de la paix. Pas vraiment étonnant… Le clairon hoche la tête, «ça va…» Il ouvre son sac, en sort un instrument de cuivre bosselé. «Merde, il n'y a pas d'embouchure !» Il fouille son sac. Lebreton s'énerve en regardant sa montre : «Il est 10 h 57, il faut sonner dans trois minutes !»
Delaluque cherche le bout de métal jaune dans sa capote, puis dans sa veste. Triomphant, il sort une petite clé. Il ouvre une boîte de métal et trouve l'embouchure. Las ! Elle est obstruée par des grains de tabac. Impassible, Delaluque gratte l'objet avec son couteau sous l'œil furibard de Lebreton. Il reste une minute. L'embouchure est prête. Il la visse sur le clairon et souffle. Un son étouffé sort de l'instrument. «Encore !» crie Lebreton. Le soldat souffle une deuxième fois. Les derniers grains de tabac sont expulsés. Le clairon sonne. Lebreton regarde sa montre tandis que les balles sifflent tout autour. Onze heures. Il lève le bras. Anxieux, hésitant, Delaluque se dresse lentement hors du trou. Le feu s'arrête.
Bien droit face aux lignes allemandes, il aspire une goulée d'air, gonfle ses joues : dans la campagne soudain muette, les notes du cessez-le-feu retentissent et roulent le long des champs et des talus. Un moment de silence. Puis à cent mètres, en face des Français qui sortent de leur trou comme des fantômes, hallucinés et méfiants, une mélodie plus aiguë perce le brouillard : les bugles des Allemands, qui résonnent en écho. Alors, sur toute la ligne, les poilus se dressent calmement, hésitants, éberlués d'être toujours vivant après quatre années d'enfer. Des milliers d'hommes savourent la première minute de la paix au milieu de la campagne sereine. On entend quelques voix, les Allemands crient curieusement «Republik ! Republik !» saluant la révolution qui vient de se produire à Berlin. Petit à petit, lentement au début, avec voix éraillées et chantant faux, puis dans un chœur immense, la première ligne tout entière entonne une Marseillaise qui retentit à des kilomètres.
Cette fois la guerre est bien finie. Quatre ans de combats, quatre ans de piétinement dans les tranchées au milieu de la boue, des rats et des cadavres, quatre ans de massacre, de charges héroïques et vaines, de destruction sans nom, de guerre dans les airs, sur les mers, sur la terre gorgée de sang, dans un déchaînement inédit dans l’histoire de l’humanité. L’armistice met fin au cauchemar. L’Allemagne a plié, submergée par le nombre et les chars. Au prix de quelque 18 millions de morts de part et d’autre, les Alliés ont triomphé dans l’épreuve suprême. Joie sans mélange, immense soulagement.
Le «père la Victoire»
Pourtant l’armistice laisse dans la mémoire de l’Europe un goût de sang. Les gouvernements de France, du Royaume-Uni, et celui des Etats-Unis, ont gagné la guerre : ils vont perdre la paix. Cette défaite, qui coûtera à l’humanité une deuxième guerre mondiale, se noue dans les trois mois qui ont mené à la clairière de Rethondes pour une signature historique. Une saga haletante, sarcastique et terrifiante, où se mêlent la souffrance des hommes, la peur et le courage, l’idéalisme trahi des plus lucides, l’aveuglement des chefs et l’imbécile brutalité du nationalisme revanchard.
Quelques heures plus tôt, rue Franklin à Paris, le général Mordacq entre dans une cour austère et cogne à la double porte sombre qui mène à l'appartement de Georges Clemenceau, le cœur battant la chamade. On lui ouvre. Il bouscule le domestique et entre en coup de vent. Le Tigre est là, sortant de sa chambre, habillé, coiffé de la calotte grise qu'on a vue sur tous les fronts. Voyant l'air bouleversé de son chef de cabinet, il comprend aussitôt. Dans le bureau où trône une vaste table en U sur laquelle ils ont si souvent dressé les plans de la guerre et de la politique, au milieu des bibelots asiatiques, des bustes grecs, des vases de faïence ornée, devant la grande bibliothèque où dorment des milliers de livres, le Tigre ouvre les bras et le serre longuement, sans un mot. «Monsieur le président, dit Mordacq d'une voix cassée, la grande œuvre est enfin accomplie. La France saura reconnaître ce qu'elle vous doit.» Clemenceau reste impassible : «Oui, à moi et à d'autres.» Ils restent là une heure, dressant le programme de la journée. Puis Clemenceau part en voiture à l'Elysée, où le froid Poincaré l'accueille les larmes aux yeux, pour une étreinte pathétique.
Plusieurs fois, le Président a dit à Clemenceau son inquiétude de voir l’armistice signé si tôt. Lorrain patriote, violemment anti-allemand, il aurait préféré que les armées alliées entrent en Allemagne, pour bien signifier au peuple ennemi que son armée avait été battue sans appel. Clemenceau, comme les autres chefs de gouvernement, a considéré qu’une fois les garanties militaires acceptées par le gouvernement allemand, on n’avait plus le droit, après tant de sang et de deuils, de faire mourir encore un seul homme. Sur un point, le Président n’a pas tort : l’armistice évite à l’armée allemande l’humiliation de la capitulation. Elle a d’ailleurs laissé le pouvoir aux civils démocrates, après avoir dominé le gouvernement pendant toute la guerre. Il en naîtra une légende redoutable : celle du coup de poignard dans le dos asséné par la révolution démocratique à une armée invaincue.
Un peu plus tard, à Moscou, dans son petit bureau du Palais d’Hiver encombré de papiers et de livres, Lénine apprend la signature de l’armistice. Encore handicapé par ses blessures - deux mois plus tôt, une révolutionnaire exaltée, Fanny Kaplan, a tiré sur lui trois coups de pistolet qui l’ont blessé à l’épaule et au torse - le président du Conseil des commissaires du Peuple accueille la nouvelle avec froideur. La guerre impérialiste est finie. Elle lui a permis de prendre le pouvoir en renversant la jeune démocratie russe, un an plus tôt. Il espère maintenant que la révolution déclenchée en Allemagne permettra à ses alliés spartakistes, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, de prendre à leur tour le pouvoir.
Pour l'heure, il a d'autres soucis, en butte à une féroce guerre civile qui ensanglante la Russie et menace le gouvernement des soviets. Il vient de faire voter par le Sovnarkom un ordre sinistre, qui augure de l'avenir de la Russie soviétique : «Les ennemis de classe, désormais, seront regroupés dans des camps de travail.» Déclenchée au nom du droit et de la liberté et quoique terminée, la guerre a enfanté un premier monstre, celui que bien plus tard, après des millions de morts, on appellera «l'Archipel du goulag».
Le lion mélancolique
A Londres, une minute avant onze heures, Winston Churchill est à la fenêtre de sa chambre, attendant que Big Ben fasse retentir les cloches qui annonceront la victoire. Il a 44 ans, il est ministre de l’Armement, une position importante mais seconde dans le gouvernement. Au milieu de la guerre, il a dû démissionner de son poste prestigieux de premier lord de l’Amirauté après le lamentable échec de l’expédition des Dardanelles qu’il avait imaginée et organisée. Il s’est engagé aussitôt en première ligne, combattant avec intrépidité, quoique membre de la Chambre des communes. Indifférent au feu, il a même planté, pendant les accalmies, son chevalet de peintre amateur en avant des tranchées, au milieu du no man’s land, pour en saisir les couleurs et les détails.
Son courage et son talent l'ont fait revenir au gouvernement, mais dans un ministère moins noble. Marqué à vie par le désastre de Turquie, il devine que sa carrière est compromise. Jamais, pense-t-il avec mélancolie, il ne saisira la barre du gouvernement pour donner toute la mesure de sa capacité. Vingt-deux ans plus tard, c'est pourtant ce politicien fatigué, alcoolique et dépressif, qui va prendre la tête du Royaume-Uni et s'opposer seul pendant un an au déferlement nazi. «Les cloches sonnèrent, écrira-t-il plus tard, et je n'éprouvai aucune allégresse. Rien ou presque de ce qu'on m'avait appris à croire n'avait survécu et tout ce que l'on m'avait appris à croire impossible était arrivé. […] La victoire était indiscernable de la défaite.»
A Pasewalk, en Poméranie, à l'hôpital militaire, un caporal allemand entend la nouvelle, allongé sur le lit où il se remet lentement de ses blessures. Il a été gazé près d'Ypres par les Anglais avec son régiment. Il est à moitié aveugle, après avoir lui aussi tenu le poste d'estafette avec un courage qui lui a valu la croix de fer. «Je ne pouvais plus y tenir, écrira-t-il plus tard, j'étais incapable d'en entendre plus […]. La nuit envahit mes yeux et j'enfouis ma tête sous l'oreiller. Depuis le jour où je me trouvais sur la tombe de ma mère, je n'avais jamais plus pleuré. Maintenant, je ne pouvais faire autre chose.» Pour lui, l'armée n'a pas perdu. Elle a été trahie par les rouges. Démobilisé un peu plus tard, désœuvré, il se fait propagandiste de l'armée et parle dans les cafés et les brasseries, en agitant une litanie obsessionnelle : la trahison des chefs démocrates, le danger communiste et l'iniquité du traité de Versailles signé six mois après l'armistice. Il s'appelle Adolf Hitler.
Des soldats britanniques à Bapaume, dans le Pas-de-Calais, à la fin août 2018. Photo Everett Collection. Aurimages
«Castor et Pollux»
La veille, 10 novembre 1918, à Milan, un journaliste énergique, orateur enfiévré, participe au cortège de la victoire avec une troupe d’Arditi, ces soldats qui formaient le fer de lance de l’armée italienne. Blessé grièvement par un mortier pendant une séance d’entraînement, il est revenu à la vie civile et s’est engagé dans le mouvement patriotique. Battue à Caporetto, en Slovénie, par les Autrichiens, l’armée italienne a pris sa revanche à Vittorio Veneto, et les Autrichiens, avant les Allemands, ont demandé l’armistice. Le gouvernement attend maintenant que les Alliés tiennent leur promesse : transférer à l’Italie les terres irrédentes de Dalmatie, ce qu’ils ne feront pas, au grand dam des patriotes humiliés. Le journaliste, ancien socialiste, a touché depuis un an cent livres par semaine, versées par l’Intelligence service, pour exalter le soutien à la guerre. Il harangue ses compagnons, dont il fera plus tard sa garde personnelle au sein du parti qu’il dirigera, le mouvement des «faisceaux». Il s’appelle Benito Mussolini.
L’histoire de l’armistice, cette paix si attendue et si mal conclue, commence au début de l’automne. Ce jour-là, Erich Ludendorff, quartier-maître général de l’armée allemande, parle au Conseil des ministres du Kaiser, sur un ton ferme et grave. C’est une ganache intelligente au visage carré orné d’une moustache tombante, vieil officier prussien qui concentre dans sa personne toute la morgue et la supériorité de l’aristocratie militaire. En 1914, il est devenu un héros national. Sur le front de l’Est, avec son compère Hindenburg, autre général taillé à la serpe avec qui il entretient une amitié virile - on les appelle «Castor et Pollux» -, il a organisé à Tannenberg une manœuvre téméraire et brillante qui a déconfit une armée russe très supérieure en nombre. Pour avoir dissipé la menace du «rouleau compresseur russe», qui devait prendre à revers l’Allemagne occupée à envahir la France, il est devenu intouchable dans l’armée et dans l’opinion.
Hindenburg et Ludendorff dirigent maintenant la guerre. Les victoires à l’Est ont démoralisé et désorganisé l’armée russe. Proposant «la paix et le pain» - les Russes n’auront ni l’une ni l’autre - les bolcheviks ont réussi un coup d’Etat en octobre 1917. Pour sauver leur régime, ils ont conclu un traité désastreux à Brest-Litovsk, qui laisse à l’Allemagne la Pologne, une partie de l’Ukraine et des pays baltes. Libérées par cette défection, les divisions allemandes ont grossi d’autant les troupes qui combattent en France. Commandant opérationnel, Ludendorff sait qu’il dispose de trois ou quatre mois pour faire la décision, fort d’une supériorité numérique transitoire. Celle-ci, en effet, va s’amenuiser au fur et à mesure qu’arriveront les soldats que le président Wilson dépêche en Europe pour punir l’Allemagne des agressions commises par les U-boot, les sous-marins contre les cargos américains. La Wehrmacht attaque à la fin du printemps, perce le front et arrive jusqu’à Château-Thierry, d’où ses canons à longue portée peuvent bombarder Paris. Mais entre-temps, les Français et les Anglais ont mis au point les «tanks» (les «réservoirs»), ce nom de code donné aux chars d’assaut par Churchill, ministre de l’Armement. Dans un effort inouï, l’armée française contient l’assaut allemand. Puis sur plusieurs points du front, à Villers-Cotterêts notamment, les Alliés, dont le nombre croît sans cesse, lancent des contre-offensives ravageuses.
Pour la première fois depuis quatre ans, les chars disposés en première ligne, insensibles aux balles des mitrailleuses, forment un rideau protecteur qui permet aux fantassins de franchir le no man's land, de traverser les barbelés et de faire irruption dans les tranchées allemandes. Le 9 août, à la suite d'une offensive meurtrière des Alliés, les Feldgrauen reculent de plusieurs dizaines de kilomètres. «C'est le jour de deuil de l'armée allemande», lâche froidement Ludendorff. A la fin de l'été, à la tête de troupes épuisées, démoralisées, où la tentation pacifiste se fait jour, il constate qu'il ne peut pas emporter la décision. Il n'a plus de réserves pour relever les troupes fatiguées, les chars sont irrésistibles et les soldats américains, quoique novices, bouchent tous les trous ouverts par la bataille. Face au gouvernement atterré, il déclare d'un ton rogue qu'il n'est d'autre solution, désormais, que de solliciter un armistice, présentant son propre échec comme un décret du destin auquel les civils n'ont plus qu'à se soumettre.
Un idéaliste visionnaire
A Washington, dans le bureau ovale de la Maison Blanche, c'est un presbytérien austère et décidé, politicien habile et idéaliste marqué par la guerre de Sécession, qui reçoit le message du gouvernement allemand. D'une moralité rigide, horrifié par les pertes désastreuses endurées par les belligérants depuis le début du conflit, Woodrow Wilson a exposé au Congrès américain, au début de l'année 1918, un plan en quatorze points qui jette les bases d'un règlement du conflit et décrit les principes qui doivent à l'avenir régler les relations internationales. Il propose une «paix sans annexions», plutôt honorable pour l'Allemagne, qui préserve son territoire, prévoit de manière floue la restitution de l'Alsace-Lorraine à la France, exige du Reich qu'il se retire des territoires conquis à l'Est et qu'elle garantisse l'indépendance de la Belgique. Pour interdire une nouvelle guerre, il demande la fin de la diplomatie secrète, la liberté des mers, le libre-échange, la réduction des armements et le droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes. Il exige enfin la création d'une Société des nations où les conflits se résoudront par la négociation.
Pour cette raison, voyant dans le plan Wilson une issue acceptable au conflit, le gouvernement allemand s’est adressé au seul président américain. Rédigeant sa réponse, sûr que son plan est le seul moyen d’assurer un après-guerre pacifique - on sait aujourd’hui qu’il avait raison sur toute la ligne -, il envoie à Berlin un texte conciliant qui respecte l’esprit des quatorze points et évite d’humilier l’Allemagne. La réponse est rendue publique. L’opinion allemande cède au soulagement et la volonté de combattre fléchit d’autant.
Mais à Paris, à Londres et chez les chefs militaires alliés, le geste de Wilson provoque inquiétude et colère. Quoi ? Faudrait-il donc accepter une sorte de paix blanche - celle que le pape Benoît XV avait déjà esquissée trois ans plus tôt - après avoir fait tuer des millions de soldats en leur promettant une victoire totale ? Avec modération, mais conviction, les deux gouvernements répondent que l’armistice ne saurait s’envisager sans la garantie que l’armée allemande ne pourra pas reprendre les hostilités. Il faut que l’Allemagne rende l’Alsace-Lorraine sans discuter, se retire de Belgique, recule à l’intérieur de ses frontières en abandonnant son matériel, démobilise à brève échéance et accepte la présence des armées alliées sur deux ou trois enclaves en Allemagne, de manière à prévenir tout risque de retour offensif.
Réaction compréhensible. On sait aujourd’hui que Ludendorff, en demandant un armistice, le concevait comme une trêve, qu’il pourrait rompre après s’être refait si les conditions de la paix étaient trop dures pour l’Allemagne. Exactement ce que Foch, Pétain, Haig et même Pershing, les principaux généraux alliés, redoutaient à la suite d’un armistice trop conciliant. Wilson se rend à leurs raisons et expédie un deuxième message, beaucoup plus strict sur les conditions militaires de la cessation des hostilités.
En Allemagne, la perspective de l’armistice a ébranlé le système politique. Le chancelier Hertling, qui avait la confiance du Kaiser Guillaume II, est remplacé le 3 octobre par un aristocrate dilettante et sceptique, Max de Bade, bon patriote, mais résigné à la défaite, qui a la confiance du Reichstag où dominent désormais les démocrates, socialistes ou démocrates-chrétiens, et cherche seulement à obtenir pour son pays une issue honorable. Il est choqué des nouvelles conditions posées par Wilson sous la pression de la France et du Royaume-Uni. Mais il a compris, en consultant les généraux, que la victoire est désormais impossible. L’armistice évitera au moins l’occupation par des armées étrangères. Il se résigne à accepter le texte de Wilson.
C'est alors que, devant le gouvernement éberlué, Ludendorff, avec l'appui de Hindenburg et du haut commandement, vient tenir un discours diamétralement opposé à ses propos précédents. Les conditions posées sont inacceptables, dit-il. L'armée doit se ressaisir, redoubler de vigueur, il faut une levée en masse, et le gouvernement doit conduire le peuple allemand à se battre jusqu'au bout. «Se battre jusqu'au dernier n'est pas digne d'un Etat moderne», laisse tomber un ministre. Max de Bade rejette les objurgations de Ludendorff.
Il est d’autant plus sûr de lui que la situation politique est désormais bouleversée. Dans les grandes villes d’Allemagne, des foules en colère réclament l’armistice et le départ de la caste militaire et impériale qui a exigé du peuple des sacrifices inouïs pour le conduire à la défaite. Dans un geste prémédité, Hindenburg et Ludendorff se retirent de la sphère de décision. Ils sont surtout soucieux de faire retomber sur les démocrates la responsabilité de la reddition. L’honneur de l’armée est sauf, pensent-ils, l’opprobre des patriotes retombera sur le pouvoir civil. Après la guerre, le généralissime Ludendorff se fera élire député dans le camp nationaliste et s’acoquinera avec l’ancien caporal Adolf Hitler pour tenter en vain un coup d’Etat en 1923 à Munich. Quant à Hindenburg, élu président de la République en 1925, c’est lui qui appellera Hitler à la chancellerie en 1933.
Max de Bade prend langue avec les Alliés et désigne une commission chargée de discuter les conditions de l'armistice. A Kiel, les amiraux allemands veulent un baroud d'honneur qui sauvera la réputation de la Hochseeflotte construite par Guillaume II. Ils annoncent une sortie vers l'Angleterre pour vaincre ou mourir face à la Royal Navy. C'est alors que les marins allemands, peu soucieux de mourir pour l'honneur des officiers, refusent d'appareiller et se constituent en comités révolutionnaires sur le modèle des soviets russes. La révolution se déclenche partout en Allemagne, les rues des villes sont sillonnées par les ouvriers qui brandissent des drapeaux rouges et molestent les officiers ; à Berlin, le gouvernement doit céder la place à un ministère dominé par les sociaux-démocrates de Friedrich Ebert et Philipp Scheidemann, et les chrétiens-démocrates de Matthias Erzberger. Max de Bade annonce, sans le prévenir, que le Kaiser a décidé d'abdiquer. Le 9 novembre, Scheidemann annonce à la foule l'instauration de «la République allemande». Désormais pressé d'en finir, le gouvernement désigne Erzberger comme plénipotentiaire pour la signature de l'armistice.
A Paris, le 11novembre au matin. Photo Topfoto. Roger-Viollet
La nuit de Rethondes
Le lundi 11 novembre, au cœur de la nuit, dans une clairière de la forêt de Rethondes, près de Compiègne, deux trains sont stationnés à quelques dizaines de mètres l'un de l'autre, reliés par un caillebotis de bois jeté par-dessus le sol boueux. D'un côté la délégation allemande, de l'autre, dans un compartiment de wagon-restaurant, Foch et la délégation française qui prennent un peu de repos en attendant leurs interlocuteurs. Mince et sec, Foch, sur la pression de Clemenceau, a pris six mois plus tôt le commandement de l'ensemble des armées alliées. Grâce à son esprit méthodique - il commençait toujours ses conférences par sa phrase fétiche, «de quoi s'agit-il ?», pour résumer en quelques mots simples le problème posé à l'état-major - et surtout à l'unité de direction donnée à l'effort de guerre, il a conduit les Alliés à la victoire, secondé par Pétain, chef des armées françaises, Haig, le généralissime anglais, et Pershing, qui commande le corps expéditionnaire américain, celui qui aurait dit, touchant le sol de France avec les premiers «sammies», «La Fayette, nous voilà !».
Les Allemands mettent la dernière main à la déclaration qu’ils veulent présenter aux Alliés. Ils acceptent l’armistice, comme le gouvernement social-démocrate l’a décidé, mais à la suite d’une lettre solennelle d’Hindenburg, dont le prestige est toujours grand, ils demandent une atténuation. Les Alliés exigent la livraison de milliers de camions et de locomotives, ainsi que l’abandon sur place des vivres prévues pour l’armée et le maintien du blocus économique de l’Allemagne. Dans ces conditions, disent-ils, le peuple allemand, déjà affaibli par le rationnement, devra subir une famine pure et simple. Cette pénurie draconienne va favoriser les mouvements révolutionnaires qui se sont déclenchés un peu partout en Allemagne. Le spectre du bolchevisme plane sur le Reich défait.
A 2 h 15, la délégation allemande sort de son wagon, marche sur le caillebotis dans la nuit brumeuse, et entre dans l'étroite salle du wagon-restaurant. Les Français restent assis, tandis qu'Erzberger et ses adjoints prennent place de l'autre côté d'une table vernie. «Messieurs, dit Foch, avez-vous reçu notre réponse ?» Il fait référence aux dernières précisions données par les Français sur les termes de l'armistice. «Oui, monsieur le maréchal», répond Erzberger, qui vient solder les comptes d'une guerre perdue par les militaires qui le méprisaient et qu'il voulait terminer bien plus tôt par un compromis. «J'ai également les pouvoirs nécessaires pour procéder sans délai à la conclusion de l'armistice.» Foch hoche la tête et reprend : «Le général Weygand va vous donner lecture du texte.» Weygand est le second de Foch, un officier raide et pointu qui sera le chef de l'armée française en déroute à la fin de la campagne de France en 1940 et l'un des artisans d'un autre armistice, moins glorieux, et de la prise de pouvoir par Pétain.
Le déshonneur pour les démocrates
Suit alors une lutte verbale amère et tendue, qui va durer trois heures. A chaque paragraphe que Weygand énonce, traduit par l'officier interprète Laperche, Erzberger reprend la parole, ergote, exige, supplie. Anglais et Français sont inflexibles. Quand l'ambassadeur Oberndorff dit en anglais «les conditions maritimes du texte ne sont pas "fair"», le premier lord de l'Amirauté bondit, rouge de colère : «Comment cela, pas "fair", vous couliez nos bateaux sans aucune distinction !» Ils concèdent quelques amodiations secondaires mais l'essentiel demeure : les livraisons de matériel sont légèrement réduites, le délai d'évacuation porté à trente jours, la zone de neutralisation en Allemagne ramenée à 10 kilomètres au lieu de 30, ce qui permet aux Allemands de garder le contrôle de la Ruhr, où les troubles ouvriers inquiètent les deux délégations.
Pour le reste, tout, dans l’esprit du texte, annonce la dureté du traité qui sera signé six mois plus tard à Versailles. Les livraisons de matériel - la plupart des locomotives et des camions qui auraient pu servir au ravitaillement de la population - esquissent le principe des réparations adopté en juin 1919. Epargné aux chefs militaires qui ont dominé le pays pendant toute la guerre, responsables de la violation de la neutralité belge, des exactions commises sur les civils, de l’usage des gaz de combat, de la guerre sous-marine à outrance qui a entraîné l’entrée en guerre des Américains, l’opprobre de la défaite retombe sur les chefs démocrates qui ont toujours réclamé un compromis pour mettre fin au massacre, proposition sèchement récusée par l’état-major impérial. L’esprit de revanche nationaliste l’emportera sur les propositions rationnelles de Wilson, a qui on accordera un soutien de façade, pour mettre en œuvre un traité qui abaisse inutilement le Reich allemand devenu démocratie, déclaré seul responsable de l’entrée en guerre.
La logique des réparations, que l'Allemagne exsangue est incapable de payer, conduira à l'hyperinflation et à l'humiliation permanente des gouvernements de la République de Weimar, essentiellement pacifiques, au grand bénéfice des nationalistes allemands, les nazis au premier chef, qui projettent ouvertement de se lancer dans un nouveau conflit, tel qu'il est écrit noir sur blanc dans Mein Kampf. L'humiliation de 1918, excessive, même pour un vaincu, suscitée par la haine qui oppose les deux camps, entretenue à grands coups de propagande de guerre, sera le principal carburant de la montée du nazisme.
«Maintenir le blocus, dit Erzberger dans le wagon de Rethondes, serait continuer la guerre contre nos femmes et nos enfants. Les Alliés n'en retireront aucun avantage militaire, mais le peuple allemand en souffrira énormément.» Foch reste impavide. Il intervient à chaque fois brièvement pour trancher sans appel. L'architecture générale de l'armistice est maintenue. Les vainqueurs veulent une victoire sans phrases. A 5 h 20, les Français et les Anglais signent le texte dactylographié sur une vieille machine Underwood. On passe le papier à la délégation allemande. Pâles comme la mort, Erzberger et l'ambassadeur allemand Oberndorff tracent leur nom au bas de la feuille, suivis par le chef de l'armée Winterfeldt et celui de la marine Vanselow, qui pleurent à chaudes larmes. A 5 h 30, tout est fini.
Le soir, Pétain signe son dernier communiqué de guerre à l'armée française, qui annonce la victoire à tous les soldats. Puis sous sa signature, celui qui avait écrit le célébrissime ordre du jour de Verdun - «On les aura !» - ajoute en souriant : «Fermé pour cause de victoire.» Dans toutes les capitales alliées, la foule s'est répandue dans les rues en chantant des hymnes et en hurlant. On crie, on rit, on s'embrasse, on chante et on danse. Français, Anglais, Italiens, Américains, Serbes, Canadiens ou Australiens fêtent la victoire, et aussi la fin d'un massacre historique. La «der des ders», disaient les poilus… Peu ont compris que la «der des ders» prépare la suivante.
Trois livres ont principalement servi à construire ce récit : l'Armistice de Rethondes, de Pierre Renouvin (éd. Gallimard) ; Le 11 novembre 1918, de Patrick de Gmeline (éd. Presses de la Cité) ; Armistice 1918, de Christophe Soulard (Editions JPO).