En marchant boulevard de Ménilmontant, le long du mur d’enceinte du cimetière du Père Lachaise, les passants pourront lire des noms. Beaucoup de noms. Alphonse Jules Abrioux, Kléber Hubert Abraham, Adrien Pierre Barbaise, Gaston Promelle, Théodore Rouzade, Charles Tubeuf, Ernest Emile Viron, Emile Marcel Roger Waldmann et tant d’autres… 94 415 hommes qui habitaient Paris au moment de leur incorporation, morts pour la France dans les combats de la guerre de 1914-1918. Pas forcément nés dans la capitale, pas forcément français d’ailleurs (avec la Légion) mais à ce moment-là de leur vie, parisiens.
Ce 11 novembre, Anne Hidalgo, née quarante-et-un ans après la fin du premier conflit mondial, inaugurera en tant que maire le premier monument aux morts de la capitale. Le premier vrai, en dur, avec tous les noms.
Est-ce un monument ? «Nous voulions quelque chose qui s'inspire du Mur des Justes au Mémorial de la Shoah, explique l'adjointe au maire, Catherine Vieu-Charrier, chargée de la mémoire et des relations avec l'armée. Des plaques d'acier et les noms gravés, c'est tout.» Sur le site de l'agence d'architecture Philéas, dans laquelle Julien Zanassi a conçu le monument, on lit cette description : «Déploiement d'une stèle de 272 mètres de long avec les noms de 94 415 morts gravés sur des panneaux en acier épais bleui.»
La tombe du Soldat inconnu, sous l’Arc de triomphe, a offert à la ville de Paris le monument aux morts par excellence. Mais ce n’est pas le sien. Le soldat inconnu, qui n’aura jamais de nom et a été inhumé là en 1921, appartient à la nation.
Pendant longtemps, les Parisiens morts pour la France, n'ont pas eu d'identité non plus, du moins pas gravée dans la pierre. «Dans les années 20, raconte le professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université Paris-I, Jean-Louis Robert, la municipalité a renoncé à bâtir un monument aux morts pour la capitale.» Les mairies d'arrondissement ont néanmoins été chargées d'ériger chacune un mausolée, «pas toujours très visible», et pas une seule de ces statuaires ne comporte des noms, «à la différence de ce qui s'est fait dans toutes les communes de France», explique Jean-Louis Robert.
Faute de pouvoir graver dans le marbre l'identité des militaires parisiens tombés au combat, les maires les ont inscrits dans des «livres d'or», curieuse appellation d'un registre qui a peu à voir avec ce qu'on met aujourd'hui sous ce vocable. «En général, ils sont sous verre, sur de petits présentoirs, parfois dans le bureau du maire», dit encore l'historien. Avec les 97 000 noms qu'ils contiennent, ces cahiers ont constitué pendant tout le XXe siècle le plus étrange monument aux morts de France.Et pas le plus exact.
Virtuel
Dans le IIIe arrondissement par exemple, le livre d'or a disparu. Commencée sous Jean Tiberi, maire de Paris entre 1995 et 2001, et confiée au centre d'histoire sociale de Paris-I, la collecte des noms des registres a impliqué des recoupements avec le site du ministère des Armées, intitulé Mémoire des hommes. Il recense au niveau national les 1,3 millions de «morts pour la France» de la Première Guerre. Cette quête a entraîné l'élimination des doublons et le rajout de sources diverses. Ainsi, depuis 2014, la ville de Paris a-t-elle une liste de 94 415 noms, son premier monument aux morts de 1914-1918. Un monument virtuel.
«Nous avions fait ce travail de récolement pour le centenaire de 1914, se souvient Catherine Vieu-Charrier. La maire nous a tout de suite dit qu'il faudrait un véritable monument. Mais il y a eu les attentats de 2015 et les gens ont eu bien d'autres questions autour de la mémoire.»
Faut-il du dur, du concret, pour se souvenir ? Paradoxalement, «un monument aux morts a besoin qu'on le fasse vivre pour qu'il ait un sens», souligne Jean-Louis Robert. Catherine Vieu-Charrier raconte ainsi que «Paris ne s'est jamais vécue comme une ville bombardée alors qu'elle l'a été. Le jour de la Pentecôte 1918, 92 personnes sont mortes dans l'église Saint-Gervais. Quand nous avons fait une exposition là-dessus, les gens découvraient.»
Sur le site Memorial14-18.paris.fr, qui rassemble les noms, on trouve aussi une cartographie de toutes les traces physiques de la Première Guerre mondiale dans la capitale.
Interminable
Parmi ces «lieux de mémoire», d'innombrables plaques «aux enfants du lycée, morts pour la France», «hommage des fonctionnaires de l'administration des travaux publics à leurs camarades», de l'Ecole nationale des beaux-arts «aux 470 élèves morts pour la France» ou encore «hommage aux engagés israélites orientaux» sur la façade du 68 rue Sedaine.
Faut-il de la statuaire pour être ému ? Peut-être une forme de réalité aide-t-elle le sensible à advenir. Marcher le long de l'interminable liste de noms du monument aux morts de Paris, même pour aller prendre le métro, jeter un coup d'œil, chercher un nom, imaginer des vies… «Souvenez-vous», disent les monuments.