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«A table, citoyens !» : un public gourmand

A table citoyens !dossier
Devant une salle comble de l’hôtel de région Occitanie, à Toulouse, la rencontre organisée par «Libération» a offert de riches échanges sur les liens ville-campagne et le désir d’une meilleure alimentation.
Vendredi, à Toulouse. De g. à dr. : Laurence Tibère, Julia Csergo, Carole Delga, Arnaud Daguin, Fabrice Mignot. Au micro : Jacky Durand, de Libération. (Photo Ida Jakobs pour Libération)
publié le 12 novembre 2018 à 19h06
(mis à jour le 14 novembre 2018 à 10h14)

«Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger.» Pour aller plus loin et contredire Molière, le forum Libération «A Table, citoyens !» s’est déroulé vendredi 9 novembre à l’hôtel de région Occitanie, à Toulouse, devant une salle pleine. C’est au sociologue Edgar Morin que revient d’ouvrir cette soirée de débats. Il raconte l’alimentation comme un sujet à la fois politique, civilisationnel et biologique. «L’alimentation est au cœur stratégique de nombreux domaines, c’est une repensée politique, une repensée tout court, complexe, dans le sens où elle relie tout ce qui est tissé ensemble.» Et de souligner le déclin de la polyculture («si nous avions à affronter une situation dramatique, nous serions dépourvus»), et déplorer le monopole des grands groupes où les prix ne correspondent pas à la qualité. «Il nous faut refouler l’agriculture industrialisée et développer l’agriculture tout court.» Voilà qui est dit. Du haut de ses 97 années d’expérience, il appelle à un éveil des consciences : «Si nous décidons de ne plus acheter ceci ou cela, ce serait une brèche énorme dans le système.» Son intervention est accueillie par les applaudissements. En modérateur de cette séance d’ouverture, Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, rappelle qu’au XIXe siècle, il y avait un milliard de personnes sur la planète, et qu’elles sont huit fois plus aujourd’hui. «Un agriculteur nourrissait sept personnes en 1960, contre trente actuellement», explique Laurent Joffrin.

Sarah Singla, agricultrice, et Vincent Labarthe, élu de la région.

Photo Ida Jakobs pour Libération

Biodiversité

Place à la première table ronde sur le thème «Renouer avec nos campagnes» . Sarah Singla, agricultrice dans l'Aveyron, dépeint sa ferme idéale «où croît la biodiversité, où il n'y a pas d'érosion des sols et où la nature produit ses propres pesticides.» Elle lance un vibrant appel : «Il faut faire confiance aux agriculteurs, nous sommes la réponse à beaucoup de questions. On stocke le carbone, produit de la nourriture, améliore la biodiversité. Le meilleur développement agricole doit se faire par, pour et avec les agriculteurs.» Mais elle ajoute aussi : «L'agriculture naturelle n'existe pas, toutes les agricultures ont un impact sur la nature.» Vincent Labarthe, éleveur laitier et vice-président délégué à l'agriculture et l'enseignement agricole de la région Occitanie, se félicite de voir «une agricultrice qui s'exprime sans s'excuser», car aujourd'hui «beaucoup d'agriculteurs ont perdu le sens de leur métier, d'où la nécessité de chercher d'autres leviers de développement». A leurs côtés, l'écrivain Jean-Claude Carrière, originaire de la vallée de l'Orb (Hérault), fils et petit-fils de paysans, observe le changement des paysages et des populations. «Mon village, qui nourrissait 550 personnes voilà cinquante ans, n'a plus une seule parcelle cultivée, tout est revenu à la friche, la terre se repose.» Il convoque sa maison d'enfance, où ont disparu les papillons, les grillons, les champignons, son copain Jean-Pierre Coffe, «partisan du local et de saison», et Jean-Jacques Rousseau («en 1758 il écrivait déjà qu'il n'est pas bon de manger des cerises en janvier»).

Dans la salle de l’hôtel de région d’Occitanie où se sont tenues les tables rondes.

Photo Ida Jakobs pour Libération

En fin observateur de notre époque, Jean Viard s'amuse de nos contradictions : «Nous sommes tous des urbains mais certains ont la chance d'habiter la campagne.» Puis : «Les consommateurs ne sont pas rationnels, ils veulent du bio mais râlent quand le prix de la cantine augmente parce que, justement, elle passe au bio.» Il dénonce au passage le glyphosate, les animaux gavés d'antibiotiques, les algues vertes… ce à quoi Sarah Singla rétorque : «On ne gave pas nos plantes de produits, si nous protégeons nos cultures, c'est pour ne pas empoisonner les gens.» Et d'ajouter : «Au Moyen Age, on mourait à cause de l'ergot de seigle.»

Exclusion

L'heure tourne, la seconde table ronde démarre sur le thème «Bien manger, une révolution culturelle ?» Dans le public, une responsable associative prend la parole et rappelle nos intervenants à la réalité : de nombreuses familles doivent choisir entre payer leur loyer ou bien manger. Sociologue de l'alimentation à l'université de Toulouse, Laurence Tibère confirme : pour une bonne part de la population «bien manger, c'est d'abord manger en quantité suffisante. Cette injonction à manger sain, beaucoup de personnes en sont exclues». Consciente de ces enjeux, Carole Delga, présidente (PS) de la région Occitanie, a lancé un plan de consultation des citoyens sur l'avenir de l'alimentation et de l'agriculture dans sa région. Elle dit : «Tout le monde n'a pas le choix, le niveau d'éducation, les moyens financiers pour bien manger… On doit réapprendre à faire ses commissions, remplir son frigo. Il faut permettre à chacun d'être acteur de sa destinée et avoir un rapport au temps qui ne soit plus celui de l'immédiateté.»

La sociologue Laurence Tibère et le chef Arnaud Daguin.

Photo Ida Jakobs pour Libération

Arnaud Daguin, chef étoilé installé dans les Pyrénées et doté de belles bacchantes, enchaîne sur les mots de sa grand-mère, Fanny : «Ce que tu manges te constitue, ce que tu manges dessine ton monde.» Il explique : «Nous sommes une partie du vivant, nous ne sommes jamais seuls. La façon dont on produit, stocke, transforme, aura un impact sur le monde dans lequel nous vivons.» Jacky Durand, journaliste culinaire à Libération et médiateur de ce débat, pose alors cette question : «Comment convaincre le mangeur qu'on ne perd pas son temps en cuisinant ?»

Pour Carole Delga, la restauration collective peut être une partie de la réponse, on peut y découvrir la saisonnalité des produits, retrouver le temps où un plat pouvait tenir deux ou trois jours (nos grands-mères ne disaient-elles pas «c'est meilleur réchauffé»). «L'alimentation nous apprend la conciliation d'objectifs et d'équilibres, c'est une manière de reprendre son destin en main», explique l'élue. Il y a en effet un regain pour le «fait maison» constate Laurence Tibère, même si cuisiner reste encore une corvée et que les émissions de cuisine ont pris le pas sur la transmission. «La cuisine ne s'apprend pas à la télé, on la fait et après on la mange», décrète Arnaud Daguin. De son côté, le jeune chef Fabrice Mignot a tenté de rendre la cuisine «ludique» pour intéresser un public plus jeune, «manger n'est pas la priorité des étudiants, leurs économies passent ailleurs». Julia Csergo, maître de conférences en histoire contemporaine à Lyon, rappelle que manger de la viande a constitué «une conquête sociale, c'est chez les élites qu'on peut avouer un désamour de la viande», comme s'il s'agissait d'une nouvelle forme de pouvoir, de domination culturelle.

Le sociologue Edgar Morin au forum sur l’alimentation.

Photo Ida Jakobs pour Libération

Edgar Morin prend la parole et, comme à chaque fois, suspend le temps et les regards. Pour le philosophe, «cuisiner est un véritable art. Quand je fais mon gratin d'aubergines, j'éprouve des moments de jouissance extrême. Quand je le réussis et que je le partage avec mon entourage, c'est un vrai plaisir». Il dit : «La commensalité, c'est manger ensemble, cela entretient quelque chose de la solidarité, c'est fondamental pour la vie quotidienne, cela nous relie les uns aux autres.»

Cerfeuil et persil

Dans le public, d’autres témoignages se succèdent. Un Toulousain raconte son expérience traumatisante des salsifis bouillis de la cantine, le chef Arnaud Daguin le rassure : «Il n’y a aucune raison de cuire un légume dans l’eau, sauf si on veut faire une soupe.» Autre expérience, celle de cet enseignant en lycée hôtelier, dont certains élèves ne différencient pas le cerfeuil du persil. Et encore cette mésaventure d’Arnaud Daguin dans une maison de retraite : il avait préparé des tartes aux prunes avec les résidents mais elles ont toutes été jetées à la poubelle pour non-conformité au règlement… A la sortie, on rencontre Florence, institutrice à la retraite. «J’ai toujours fait la cuisine avec mes élèves», dit-elle. Elle a lancé le projet «Manger autrement» dans son école, mis en avant le bio, les produits locaux et un repas par semaine à base de protéines végétales. Florence s’étonne que son fils étudiant en œnologie n’ait jamais entendu un traître mot des nouvelles méthodes bio… Comme quoi, il y a encore du chemin à parcourir.