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Libération
Edition spéciale

Marseille: après le deuil, le sursaut

Effondrements de la rue d'Aubagne à Marseilledossier
Véritable électrochoc, l’effondrement de deux immeubles, qui a fait huit morts le 5 novembre, a poussé 10 000 personnes à descendre dans la rue mercredi. Une colère longtemps contenue face à l’inertie de la mairie accusée d’avoir délaissé les quartiers populaires du centre.
La une de Libération du 15 novembre.
par Stéphanie Harounyan, Correspondante à Marseille
publié le 15 novembre 2018 à 21h06

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Sommaire:

La séquence est inédite, de mémoire de Marseillais. Plus de 10 000 manifestants venus des quatre coins de la ville, hurlant «Gaudin démission ! Gaudin en prison !» sous les fenêtres closes de la mairie. Dix jours après l'effondrement de deux immeubles rue d'Aubagne, le temps du deuil, symbolisé samedi par une marche blanche, est terminé. Mercredi soir, c'est leur rage que les Marseillais ont voulu exprimer en défilant depuis le quartier Noailles jusqu'au Vieux-Port, brandissant en tête de cortège le portrait des victimes retrouvées sous les décombres des numéros 63 et 65. Simona, Niasse, Fabien, Julien, Taher, Cherif, Marie, Ouloume : les noms des disparus, peints en rouge par les manifestants sur les pavés face à l'hôtel de ville, ne s'effaceront pas de sitôt.

Ils sont devenus les catalyseurs d'une colère contenue depuis des années face au spectacle d'un Marseille à deux vitesses : d'un côté, la ville de carte postale, peaufinée par ses élus pour les touristes et les classes moyennes ; de l'autre, la cité paupérisée, dans le nord comme dans certains quartiers du centre-ville, peuplée d'oubliés des politiques publiques qui se serrent les coudes autour des décombres de la rue d'Aubagne. «Il s'est passé quelque chose avec cette manifestation, confirmait, mercredi soir dans le cortège, Fathi Bouaroua, ancien président régional de la Fondation Abbé-Pierre et figure marseillaise de la lutte contre le mal-logement. Ces victimes de la rue d'Aubagne, jusque dans leurs noms, incarnent cette mixité de la ville, cette diversité économique, sociale, ethnique. Ils ressemblent à tous les Marseillais. Les gens ont pris conscience que ça pouvait leur arriver, à eux aussi.»

Un cahier de doléances à ciel ouvert

Un réveil des consciences qui a aussi généré un vent de panique sur la ville. Depuis la catastrophe, il ne se passe pas une journée sans que les services techniques de la mairie ne reçoivent des appels d'habitants inquiets. Selon un bilan établi mercredi soir, 250 signalements ont déjà été enregistrés, dont 138 ont donné lieu à des «déplacements techniques» pour vérification. Des contrôles qui, chaque jour, ont entraîné des évacuations.

Libération s'est procuré un relevé des dernières opérations. Mardi, les occupants des numéros 34, 36, 38 et 40 de la rue Jean-Roque, près de la rue d'Aubagne, ont dû partir de chez eux. Plus d'une trentaine de personnes ont été envoyées dans des hôtels. Mercredi, les marins-pompiers sont intervenus dans deux immeubles, dix personnes ont été évacuées dans le Ier arrondissement, neuf autres dans le IIe. Jeudi matin, deux bâtiments vidés (un dans le Ier, l'autre dans le VIe), douze personnes ont dû quitter leurs logements. Partout dans la ville, l'angoisse s'est répandue dans les familles, surtout celles des taudis marseillais, longtemps livrées à elles-mêmes face à des bailleurs indélicats (lire notre enquête). Le hashtag #BalanceTonTaudis, lancé il y a une semaine par le journal la Marseillaise, en partenariat avec des associations, fait déjà chauffer les compteurs sur les réseaux sociaux.

En colère, les Marseillais font front commun. Depuis la catastrophe du 5 novembre, la rue d'Aubagne est devenue un véritable cahier de doléances et de témoignages de solidarité à ciel ouvert. Les murs de l'artère sont recouverts d'affiches et d'inscriptions de soutien aux victimes. «Ce drame ne doit pas rester sans réponse ! Assez du mal-logement, marre de l'habitat insalubre», lit-on sur une feuille. Un peu plus loin, un «appel aux masses» stylisé et illustré d'une vraie masse, celle-là, pour mettre à bas le «mur» du quartier de la Plaine (lire notre reportage). Plus haut encore, une affiche pour un «couscous de soutien», une autre faisant appel aux «dons et aide». Certaines font dans la satire - «Loue F1, 2 m², quartier tranquille, cimetière Saint-Pierre. 600 euros plus les charges» -, voire dans la critique virulente de la mairie, comme cette photo d'un panier-repas - sandwich plus que frugal, une pomme et un Mars - fourni aux personnes évacuées du quartier. L'image est accompagnée d'une légende : «Ce que la mairie nous a donné à manger depuis une semaine.» On termine par un Jean-Claude Gaudin coupé en deux à la tronçonneuse, symbole de la colère qui monte vis-à-vis des élus.

Face à la fronde, l'inquiétude gagne aussi les autorités, mairie et préfecture, qui savent que tout nouveau drame serait un cataclysme. A l'hôtel de ville, c'est l'affolement. Silencieux les premiers jours, le maire a ensuite campé sur son déni habituel, assurant que «beaucoup» avait été fait pour le logement insalubre et surtout qu'il ne «regrettait rien» de son bilan. Avant de prendre conscience que la situation lui échappait. Depuis une semaine, les services municipaux font quotidiennement un point de la situation par communiqué, pour prouver leur mobilisation. Ce qui n'empêche pas les barons de la droite locale de commencer à prendre leurs distances vis-à-vis de leur mentor et de son action.

Une longue bataille d’experts

Jeudi depuis Paris, Bruno Gilles, sénateur LR des Bouches-du-Rhône et candidat déclaré aux municipales de 2020, a exposé le plan d'action «habitat indigne» qu'il espère mettre en place conjointement avec l'Etat. Tout en admettant que, dans les collectivités locales, «on n'a pas été bons», et qu'il est temps de «changer de méthode». De son côté, Martine Vassal, qui a succédé à Jean-Claude Gaudin à la tête de la métropole, a elle aussi annoncé son plan, concocté sans consulter l'édile. Enfin, Renaud Muselier, le président LR de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui a depuis longtemps pris ses distances avec Gaudin, est resté plutôt en retrait. Bien lui en a pris puisque cette semaine, la région s'est retrouvée dans la tourmente : un de ses vice-présidents, et par ailleurs ami de Muselier, Xavier Cachard, a été identifié comme le propriétaire d'un appartement au 65, rue d'Aubagne, l'un des deux immeubles effondrés. Jeudi, alors que les enquêteurs se sont présentés à son domicile pour une perquisition, le président de la région l'a suspendu de ses fonctions. Pour faire bonne mesure, Renaud Muselier en a fait autant pour Arlette Fructus, également vice-présidente et surtout adjointe de Jean-Claude Gaudin en charge du logement.

La suite se joue quasiment heure par heure, sur tous les fronts. Côté justice, une enquête a été ouverte par le parquet de Marseille pour déterminer les causes de la catastrophe. Mardi, la police judiciaire a perquisitionné les locaux de la mairie centrale, de la mairie de secteur ainsi que ceux de Marseille Habitat, bailleur social propriétaire du 63. La suite sera sûrement une longue bataille d’experts pour définir les responsabilités de chacun.

Côté urgence, l’Etat a dépêché des spécialistes à Marseille pour épauler les équipes locales qui passent en revue tous les bâtiments voisins de la rue d’Aubagne, l’effondrement des deux immeubles ayant fragilisé toute la zone. Les habitants déjà évacués ne pourront pas revenir avant plusieurs semaines - s’ils reviennent un jour. Parallèlement, l’Etat va débuter l’audit annoncé par le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, sur l’ensemble des poches d’habitats insalubres de la ville. Un travail de fourmi, qui devrait prendre plusieurs mois. Malgré tout cela, côté politique, Jean-Claude Gaudin s’obstine : il ne démissionnera pas. A moins que côté rue, la contestation ne s’amplifie.

Jeudi, dans le quartier de Noailles, la détermination n'avait pas faibli. Kevin Vacher, l'un des membres du collectif du 5 Novembre, créé pour venir en aide aux sinistrés de la rue d'Aubagne, a exposé le plan de combat : «Nous avons un double objectif : continuer à aider les sinistrés et les familles des victimes, et obtenir un changement de la politique du logement à Marseille, martèle-t-il. Sans attendre l'audit imposé par le ministre de l'Intérieur, on veut la rénovation de l'habitat dégradé connu ici, ainsi que la réquisition des milliers de logements vides dans la ville.»

Samedi, le collectif a prévu de rencontrer d’autres associations et groupes de travail marseillais pour organiser la lutte. «On mènera cette bataille pendant des mois, assure le militant. Voire des années si nécessaire.» Après la gueule de bois, la tristesse, la colère, Marseille retrousse ses manches.