C'est une journée d'action aux contours encore flous, même pour les services de renseignement. A la veille de la mobilisation annoncée par les «gilets jaunes», Libération a pu consulter une note de synthèse, datée du 15 novembre, réalisée par le Service central du renseignement territorial (SCRT). Ce document, d'une vingtaine de pages, a la périlleuse mission de dresser le portrait de ce mouvement disparate, sans affiliation politique et syndicale déclarée.
Pour la journée de samedi, au sommet de l'Etat, on anticipe près de 1 500 actions, partout en France. D'où ce casus belli sécuritaire : comment encadrer un tel mouvement populaire ? Invité de BFM TV en milieu de semaine, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, a esquissé une ligne de crête : «Partout où il y aura blocage, et donc un risque pour les interventions de sécurité mais aussi pour la libre circulation, nous interviendrons.»
Pour ce faire, quelque «trente unités de force mobile seront mises à la disposition des préfets afin de renforcer les effectifs habituels», annonce le ministère de l'Intérieur. Tout au long de la journée, «une cellule de suivi sera en outre mise en place», précise la place Beauvau.
Quelle vision les services de renseignement ont-ils des «gilets jaunes» ?
Dans leur synthèse, les policiers qualifient la mobilisation de ce samedi de «mouvement d'humeur». Une expression éloquente, qui dit tout de la difficulté des organisateurs à structurer la colère diffuse qui traverse le pays. Aux yeux des services, le mouvement est même «assez désorganisé», ce qui rend «aléatoire»la «concrétisation» des nombreux projets de blocage annoncés. A ce jour, pas moins de 90 départements et 579 villes sont d'ailleurs touchés par le mouvement. Plus intéressant : 112 réunions préparatoires ont été répertoriées par les services à l'orée du week-end de mobilisation, «rassemblant plusieurs centaines de personnes, parfois dans des salles, mais en majorité dans des lieux inhabituels (quais de gare, parkings…), démontrant l'improvisation et le manque de moyens logistiques des initiateurs.»
Néanmoins, les services soulignent la maturité des quelques organisateurs identifiés. «Ils s'associent souvent sans se connaître», observent les policiers. Qui insistent : «Ils apparaissent comme des personnes responsables, soucieuses d'encadrer au mieux leur action, de rester dans la légalité et d'éviter les débordements. Le mot d'ordre est la sécurité avant tout.» Evidemment, les services anticipent le risque de débordements. Certains leaders «ont indiqué qu'ils ne déclareront pas leur action en préfecture pour montrer leur mécontentement», détaillent-ils. D'autres «ont transmis des consignes de discrétion pour éviter de diffuser sur les réseaux sociaux trop de précisions sur les modalités d'action afin de créer un effet surprise vis-à-vis des forces de l'ordre».
Quelles actions sont anticipées ?
Blocages des axes routiers, des ronds-points stratégiques, des stations-service, opérations escargot, incendies de pneus, de palettes, barrières levées aux péages… Les services de renseignement anticipent une constellation d’actions coups-de-poing. Certaines inquiètent particulièrement les autorités, comme le blocage du viaduc de Millau. Les départements du Nord, du Pas-de-Calais, d’Alsace, ainsi que les territoires d’outre-mer sont ceux concentrant les plus vives inquiétudes. Des actions dans les supermarchés et diverses zones commerciales sont également envisagées, dans la mesure où l’objet de la mobilisation dérive vers une dénonciation générale de l’ultralibéralisme. Ainsi, des initiatives invitent les consommateurs à ne pas faire d’achat ou d’opération bancaire (notamment des retraits) ce samedi.
Qu’en est-il d’une éventuelle récupération politique du mouvement ?
Depuis quelques semaines, les médias spéculent sur l’origine du mouvement des «gilets jaunes». En d’autres termes, faut-il y voir la main d’un quelconque parti politique ? En ligne de mire, le Rassemblement national (RN, ex-FN). En l’état, les services de renseignement décrivent surtout un mouvement spontané, auquel ont tenté de se greffer ensuite différents partis, dont La France insoumise, Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan et donc le RN.
Si des jonctions se font, elles demeurent pour l'instant circonscrites au niveau local. Dans le Pas-de-Calais par exemple, un groupuscule d'ultradroite est peu à peu en train de s'insérer au sein des «gilets jaunes». La passerelle se fait via un jeune administrateur de la page Facebook «Gaulois en colère». Militant plus aguerri, Richard Roudier, fondateur de la Ligue du midi, a demandé à ses adhérents de se joindre aux démonstrations. Idem pour le général Antoine Martinez, coprésident des Volontaires pour la France, et Boris Le Lay, animateur d'un site antisémite, qui s'élève contre «le racket étatique juif appliqué par Macron».