Dans le village de Pont-de-Beauvoisin, il reste encore quelques affiches réclamant «justice pour Maëlys», avec le visage de l'enfant de 8 ans assassinée à l'été 2017. Il y aura peut-être aussi, bientôt, celui de la dame d'une soixantaine d'années qui est morte ce samedi, écrasée par une voiture après avoir pris part au mouvement des «gilets jaunes». En arrêt cardio-respiratoire, elle n'a pu être ranimée par les pompiers à leur arrivée sur place. La conductrice a été placée en garde à vue. Les manifestants, regroupés dès le petit matin dans la zone d'activités de la Baronnie, ont observé à 13h30 une minute de silence en mémoire de la victime. «On s'est demandé si on devait continuer, puis on s'est dit qu'elle était venue pour ça, qu'il ne fallait pas lâcher», explique un quinquagénaire. Le tragique accident a eu lieu entre 8h30 et 9h. Une heure avant, les «gilets jaunes» avaient installé leurs barrages filtrants, se répartissant sur les deux rond-points qui jalonnent la plaine plongée dans la grisaille.
«Quand elle a rejoint notre rassemblement, elle a expliqué qu'elle était partie pour aller protester à Chambéry, mais elle a dit : il y a du monde ici, vous avez l'air sympathique, je reste», rapporte Ginette, 62 ans. Cette aide-soignante retraitée déroule la scène «choquante» à laquelle elle a assisté «de près», dit-elle. Derrière Ginette, un poids-lourd ralentit à l'approche de l'attroupement. Le chauffeur tire le frein à main, descend pour dire sa solidarité. Il est acclamé. On lui propose de boire un coup. Sur une table, il y a des pains au chocolat, des chips, du café, des bières. Des morceaux de palette brûlent dans un fût pour griller quelques saucisses. L'ambiance est un peu irréelle. Personne ne semble réaliser, le deuil n'a pas encore trouvé son chemin.
Ginette : «Au début, on a bloqué certains passages, le but était de faire faire un détour aux conducteurs pour qu'ils dépensent leur essence. On leur montrait une déviation.» Une jeune femme intervient : «On parle d'un détour d'un kilomètre, hein !» Ginette assure qu'ils ont ouvert la route «à ceux qui invoquaient une urgence» : «On voulait filtrer ceux qui venaient acheter, on n'interdisait pas d'aller au travail, on ralentissait surtout, en fait. On sait que les gens ont peur mais on veut les encourager à soutenir le mouvement, pour le peuple, pour eux, pour leurs enfants.» Celle qui a travaillé «toute sa vie pour l'Etat» clame son ras-le-bol de «se faire tondre jusqu'à l'os». Et se désole que certaines personnes «ne comprennent pas» ce mouvement «pacifiste» : «La dame décédée venait juste de laisser passer une voiture avec quelqu'un qui allait travailler. Puis j'ai vu des personnes faire signe à une autre voiture, un van, de s'arrêter», raconte Ginette.
«Morte pour quelque chose»
L'automobiliste, une femme, aurait expliqué transporter son enfant malade. «Mais elle n'a pas voulu prendre la déviation, reprend la témoin. Elle s'est engagée dans le rond-point à contre-sens. Certains ont voulu la stopper, ils se sont mis devant la voiture.» Parmi eux, la sexagénaire décédée, «attrapée par le pied» par une des roues de la voiture puis renversée. «Elle lui a vraiment roulé dessus», dit Ginette, les yeux écarquillés. A ses côtés, Fanny, 59 ans, puéricultrice, semble tout aussi incrédule : «La dame morte avait raconté à quelqu'un que c'était sa première manif, qu'elle était obligée de continuer à travailler car la pension de son mari décédé n'était pas suffisante.» La misère qui s'additionne à la misère.
Manifestation des «gilets jaunes» au Pont-de-Beauvoisin (73), le 17 novembre 2018. Photo Etienne Maury pour Libération
Après l'accident, les «gilets jaunes» se précipitent sur la blessée au sol : «J'ai donné ma veste, une infirmière a essayé de lui dire de tenir mais elle respirait très rapidement et j'ai vu que les yeux étaient partis», décrit Ginette, qui tient à dénoncer le «délit de fuite». Selon elle, l'automobiliste aurait «essayé de partir» : «On a relevé le numéro de la plaque, certains sont partis à sa poursuite pour la bloquer et elle est revenue... Vous vous rendez compte ?», insiste Ginette. La fille de la victime, qui travaillerait dans la zone, est venue retrouver les «gilets jaunes» «en état d'hystérie après être allée voir les gendarmes qui lui ont confirmé qu'il s'agissait de sa mère», raconte Fanny : «Elle demandait en boucle si sa mère était morte pour rien.» «Elle est morte pour quelque chose», veut croire Ginette.