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Libération
13 Novembre

Assaut de Saint-Denis : l'errance des habitants du «48»

Le 18 novembre 2015, le Raid a mené un assaut brutal contre le 48, rue de la République à Saint-Denis. Des membres du commando du 13 Novembre s'étaient retranchés dans cet immeuble détruit par la violence de l'opération. Ses anciens habitants souhaitent être reconnus comme victimes du terrorisme.
A Saint Denis, le 8 novembre. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas pour Libération)
publié le 18 novembre 2018 à 10h41

Dans le flot de badauds de la rue de la République à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), personne ne semble prêter attention à l'immeuble du 48, à l'angle de l'étroite rue du Corbillon. Sans les inscriptions sur la façade réclamant «justice pour les habitants», on croirait à un édifice en chantier, avec les barrières métalliques qui l'entourent et le filet de protection blanc fixé à un pan de mur. C'est ici, à deux pas de la basilique de Saint-Denis, que le Raid avait donné l'assaut au petit matin du 18 novembre 2015, cinq jours après les attentats du 13. Abdelhamid Abaaoud, chef du commando, s'était retranché avec son complice Chakib Akrouh et sa cousine Hasna Aït Boulahcen dans un appartement mis à disposition par Jawad Bendaoud. Ce dernier, appelé depuis le «logeur de Daesh», avait été relaxé à l'hiver 2017 par le tribunal correctionnel de Paris du chef de «recel de malfaiteurs terroristes». Il sera jugé en appel à partir de mercredi.

Au «48», il n'y a plus âme qui vive depuis trois ans. La levée des scellés judiciaires a été ordonnée au printemps 2016 mais les murs sont frappés depuis le 1er décembre 2015 par un arrêté de péril imminent condamnant leur accès. Deux issues à terme : réhabiliter, ou démolir pour reconstruire. A ce jour, rien n'est tranché. L'arrêté municipal, attaqué en justice par les copropriétaires, «a été confirmé juste avant l'été», détaille David Proult, adjoint au maire en charge de l'aménagement durable, l'urbanisme et le foncier. Au pied de l'immeuble, les commerces ont baissé le rideau. Ici on devine une ancienne boutique de téléphonie, là une échoppe de robes de mariage. Et au sommet, des impacts de balles sur le crépi.

Enfui avec une clé autour du cou

«On est un peu oubliés. A l'approche du 18 novembre, on commence à se rappeler de nous. C'est tout», considère Lassina Traoré-Tagara. Ce musicien a vécu au quatrième étage du bâtiment C pendant quatre ans. Un niveau au-dessus de l'appartement visé par le Raid. De son ancien logement, le Burkinabé n'a rien conservé. En se réveillant la nuit de l'assaut, au bruit d'une détonation qu'il a prise pour une explosion, il a réussi à quitter les lieux en pyjama et sans chaussures, sa clé autour du cou pour unique bagage. «Je ne suis jamais retourné chez moi. On m'a dit que le sol de mon appartement avait cédé, que les escaliers étaient détruits. J'ai tout perdu, tout est resté là-bas», raconte le quinquagénaire, qui se fait difficilement à l'idée d'avoir perdu à tout jamais maquettes et instruments. En trois ans, il a vécu dans trois hôtels successifs : «dans le deuxième, il y avait des souris, on partageait les toilettes et les douches. Il fallait se lever à 4 heures pour faire la queue. Celui où je suis actuellement est propre. Mais il n'y a pas de micro-ondes. Je peux même pas faire réchauffer un kebab.» Lassina Traoré-Tagara ne désespère pas de retourner dans son ancien appartement et en conserve précieusement la clé. «Je passe tout le temps devant dans l'espoir que ce soit ouvert. Un jour, j'ai vu des gens de la mairie devant, mais ils ne m'ont pas laissé entrer.» Trois ans après, il est encore à vif à cause de ce «truc qu'on ne peut jamais oublier». «J'ai vu un psy deux fois après l'assaut. Ensuite, les rendez-vous étaient toujours reportés. Maintenant, je n'appelle plus, je suis devenu mon propre psychologue», souffle-t-il. Intérimaire sur les chantiers du Grand Paris depuis peu, il voudrait trouver un logement durable à Saint-Denis, en se disant qu'avec le temps, «le reste ira petit à petit».

Avant l'assaut du Raid, 86 personnes dont 47 ménages habitaient l'immeuble selon le décompte de la mairie. Trois d'entre elles ont été blessées pendant l'opération. Dans la foulée, une soixantaine de résidents s'est regroupée au sein de l'association des victimes du 48, rue de la République, appuyée par le Droit au logement (DAL). Lassina Traoré-Tagara en est le porte-parole, N'goran Ahoua le président. Les principales revendications étaient la reconnaissance des habitants comme victimes du terrorisme, la régularisation des sinistrés sans-papiers et le relogement de tous. Leur demande de reconnaissance en tant que victime du terrorisme, la municipalité dionysienne l'a appuyée. Mais l'Etat, lui, refuse de reconnaître une quelconque faute, au motif que les dégâts sont «la conséquences d'une opération de police judiciaire, et non d'un dossier terroriste». Quant au relogement, les 86 habitants sont pour la plupart aujourd'hui en logements sociaux. Deux d'entre eux habitent encore à l'hôtel et une famille ainsi qu'un homme vivent toujours en résidence sociale. Vingt-cinq sans-papiers ont été régularisés : une première vague de 21 personnes en 2016, dont faisait partie Lassina Traoré-Tagara, et quatre autres après le deuxième anniversaire de l'assaut, précise la mairie. Ces quatre-là avaient au préalable essuyé un refus. «L'Etat a régularisé toutes ces personnes à titre humanitaire même si elles ne rentraient pas vraiment dans les clous», observe Jaklin Pavilla, première adjointe au maire de Saint-Denis en charge des solidarités, du développement social et du quartier grand centre-ville.

Clauses de confidentialité

Après l'assaut, la Fondation de France a débloqué une enveloppe de 200 000 euros pour les sinistrés. Une aide alimentaire, ainsi qu'à l'équipement, précise l'organisme. Depuis, le ministère de la Justice dit avoir procédé à l'indemnisation d'une «cinquantaine» de foyers à partir de décembre 2016, au titre du «préjudice matériel tant que leur préjudice moral ou corporel […]. Seuls quelques dossiers demeurent en cours pour des raisons diverses». Sur le montant desdites indemnisations, rien n'a filtré. Selon plusieurs personnes interrogées par Libération, une clause de confidentialité était assortie au contrat d'indemnisation. La Chancellerie reconnaît l'existence de cette clause et la justifie par la nécessité de «préserver le processus d'indemnisation […] et éviter des comparaisons erronées sur des préjudices qui ne sont pas identiques».

Fine moustache et l'air parfois hagard, Leandro Mendes, 56 ans, vivait rue du Corbillon depuis quatorze ans avec sa compagne et leurs trois enfants, maintenant âgés de 19, 14 et 6 ans, dans un appartement sur cour face à celui des terroristes. De la nuit du 18 novembre, il se souvient des policiers positionnés à la fenêtre de leur appartement et des longues heures passées à terre, jusqu'au dernier coup de feu. «Depuis l'assaut, je suis presque sourd de l'oreille gauche et j'ai souvent la tête qui tourne», raconte-t-il. Cet ancien maçon a tenté de reprendre le travail, mais sur les échafaudages, les vertiges ont eu raison de sa volonté. Aujourd'hui, comme sa compagne qui était femme de ménage, il touche le RSA. Ce Cap-Verdien raconte les angoisses, les séances chez le psy et la difficulté à aller de l'avant. Pour lui, l'assaut a fait voler leur vie en éclats : «Ma fille a raté son bac, la petite n'arrête pas de faire des cauchemars et mon garçon a dû changer d'école parce que des collègues de classe se sont moqués de lui en disant qu'il était le "pote à Jawad" et lui ont donné un coup de poing», se désole-t-il. Trois ans après, la famille a refusé plusieurs propositions de logement pérenne et vit dans une résidence sociale de trois pièces. «Ça ne correspondait pas à la famille. C'était soit trop petit, soit trop haut. On nous a fait une proposition au 18e étage à Bobigny, mais ma femme souffre d'asthme sévère et a une phobie des ascenseurs», justifie-t-il. Aujourd'hui, à cause des «mauvais souvenirs», il évite le «48».

Mehana Mouhou est l'avocat de 61 locataires et propriétaires, occupants et non-occupants, notamment la famille Mendes. «Le tribunal a fait un premier pas en reconnaissant mes clients parties civiles [au procès Bendaoud, ndlr] mais mon combat, c'est qu'ils soient reconnus victimes du terrorisme. Ce sont des grands oubliés, il y a une indifférence des pouvoirs publics à leur égard», estime le conseil. Il vient d'adresser une lettre à Emmanuel Macron afin qu'une délégation de ses clients soit reçue à l'Elysée. Sabrina (1), également représentée par Me Mouhou, avait acheté un appartement dans la résidence de la rue de la République en février 2015. Au moment de l'assaut, elle n'avait pas encore emménagé à cause de travaux. «Je continue à payer le crédit depuis trois ans, les assurances se sont déchargées», déplore-t-elle, avec le sentiment de ne pas être écoutée, voire mise à l'écart. «On aimerait être intégrés, invités aux commémorations. Mais même de cet événement national, on est exclus. Ça se serait passé dans le XVIe, les gens n'auraient jamais été traités comme ça», se désespère-t-elle.

 Rencontre avec la presse

De l'amertume, N'goran Ahoua en a éprouvé les premiers temps. Avec sa compagne et leur bébé, âgé d'un an au moment de l'assaut du Raid, ils ont vécu deux ans au «48». Dans la presse, il a lu que «les policiers étaient intervenus dans un squat avec que des sans-papiers. C'était rageant parce que c'était pas vrai». C'est notamment cette colère qui l'a poussé à prendre la présidence de l'association DAL des victimes du 48, rue de la République. Pendant l'année qui a suivi l'intervention policière, ce développeur Web raconte comment son fils «s'est réveillé, chaque nuit, à peu près à l'heure du début de l'assaut», mais aussi les manifestations pour faire entendre la voix des habitants. «Dès la première manif devant la cellule interministérielle d'aide aux victimes au Quai d'Orsay, on a compris que le combat allait être long. La première année, j'ai très peu travaillé entre les réunions et les rassemblements», vitupère le jeune père de famille. Depuis le 7 janvier 2016, la famille bénéficie d'un logement social à Saint-Denis. Pour N'goran Ahoua, l'Etat n'a pas été à la hauteur, «il n'y a pas eu beaucoup d'humanité dans leur réaction. Et j'aurais dit pareil si on nous avait donné un million d'euros à chacun». Un peu désabusé, il veut passer à autre chose, se reconstruire : «Le deuxième anniversaire a été assez dur. Ça a réveillé les blessures.» Ce dimanche, aucune de manifestation n'est programmée. Juste une rencontre avec la presse à 10 heures, devant l'immeuble. «Il y a des anniversaires qui ne sont pas bons à fêter», murmure N'goran Ahoua.

(1) Le prénom a été modifié.