«Tant que ça ne bougera pas, on agira», constate, placide, Rodrigue, gilet jaune et polaire épaisse pour tenir dans le froid. Sur l'A1, à l'échangeur de Carvin (Pas-de-Calais), ce lundi matin c'est blocage total. Et c'est parti pour durer : «On est là jusqu'à Noël», se marre un manifestant. Un syndicaliste, venu sans étiquette, parce que, comme bien d'autres dans le mouvement, il gagne seulement 1 200 euros par mois depuis vingt-cinq ans, le rassure : «Il va lâcher, Macron. Aujourd'hui, c'est différent, c'est le peuple qui est dans la rue.» David, 43 ans, transporteur, n'est pas allé au boulot ce lundi matin : «J'ai prévenu mon patron que je faisais grève parce que je soutenais les gilets jaunes, il m'a répondu "tant pis pour toi"», raconte-t-il. Sa fiche de paie en prendra un coup, mais il est «prêt à rester jusqu'à la fin de la semaine». Ensuite, il ira à Paris, pour la manifestation lancée sur Facebook. Il s'est déjà arrangé avec des copains pour partager les frais. Il bataille pour ses filles : «Elles sont toutes les deux aides-soignantes, elles gagnent 800 euros par mois, avec l'essence à payer.» Elles ne s'en sortent pas. D'autres bossent de nuit, et passent leurs journées sur les ronds-points.
Motards à gilet
En début de matinée, les «gilets jaunes» ont réussi à bloquer l’A1. Ils ont allumé un feu de palettes sur la bande d’arrêt d’urgence, ce qui a obligé les automobilistes à ralentir, et ils en ont profité pour arrêter le trafic. A midi, autre tentative, une escouade de motards à gilet jaune s’engouffre sur l’autoroute pour une opération escargot. La relève arrive. Julien et ses potes, en convoi de quatre voitures, roulent sur les trottoirs pour doubler les files de 33 tonnes arrêtés : ils viennent de Seclin, dans la banlieue de Lille, d’où les policiers les ont éjectés, et veulent rejoindre, coûte que coûte, le barrage de Carvin. Une voiture de police circule sur la voie opposée, Julien tente de se glisser vite fait entre deux camions : ce n’est pas discret, et les policiers ne sont pas dupes. Il sera bon pour des gros yeux et une petite remontrance. Pas d’amende pour cette fois.
Un camion se pointe devant le barrage : «Ah voilà les palettes !» On lui ouvre le passage. Au gré de ses livraisons, il fournit en bois les différents ronds-points bloqués, avec l'accord tacite de son boss. Du côté des chauffeurs routiers à l'arrêt à cause du mouvement, pas d'énervement en vue. «Moi, je suis très bien ici, rigole l'un d'eux. De toute façon, je suis d'accord avec eux.» Certains dans la file le reconnaissent, ils étaient eux-mêmes sur les ronds-points ce week-end. Alors, ce n'est pas ce matin qu'ils vont râler. Sauf Dany. Il proteste contre le manque de jugeote des gilets jaunes : «Il faudrait bloquer les dépôts d'essence.» Des manifestants ont essayé, à Haulchin, près de Valenciennes, mais ils ont été délogés par les CRS.
Ville mal desservie
Sur le barrage de Carvin, Aline, 24 ans, ira samedi à Paris. Elle prépare par l'apprentissage un diplôme d'assistante de vie sociale et tient à montrer sur son téléphone portable le solde de son compte en banque : «417 euros alors qu'on est le 19. Quand mon loyer sera passé, il ne me restera que 17 euros.» Elle touche 900 euros par mois, mais «heureusement», souligne-t-elle, «mon compagnon gagne très bien sa vie.» Soit 1 700 euros par mois. Ils vivent dans une petite ville du Pas-de-Calais, Libercourt, mal desservie par les transports en commun, ont deux voitures, et 600 euros par mois qui partent dans l'essence. Nicole, 70 ans, s'immisce dans la conversation : «Quand on dit que les retraités sont riches, ben non, ce n'est pas vrai, on a travaillé pour.» Elle a commencé à 14 ans, dans les tissages à Roubaix, et a fait grève pendant trois semaines en 1968. Le barrage lui rappelle sa jeunesse, et elle s'indigne : «En ce moment, on perd nos droits.»