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Libération
Interview

Romain Pasquier:«Ce mouvement révèle des territoires qui souffrent»

Selon Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, la pression fiscale depuis 2013 explique en partie la colère des «gilets jaunes», quoique leurs revendications restent diffuses.
Des gilets jaunes, samedi dernier à Hendaye, dans le Pays basque. (Photo Marion Vacca. Hans Lucas)
publié le 23 novembre 2018 à 20h36

Romain Pasquier est directeur de recherche au CNRS et titulaire de la chaire «territoires et mutations de l’action publique» de Sciences-Po Rennes.

Ce mouvement révèle-t-il les fractures territoriales françaises ?

Je le pense, oui. Et des «fractures territoriales» au pluriel. Les réalités dans les zones rurales, les petites villes, les villes moyennes ou dans le périurbain sont différentes. Attention à ne pas «réifier» une France des villes et des périphéries. Les périphéries elles-mêmes sont diverses. Depuis quelques années, les classes populaires et la petite classe moyenne ressentent une stagnation de leur pouvoir d’achat, une stigmatisation de leur mode de vie et voient les services publics auxquels ils ont accès se raréfier. Ce sont des personnes qui ont cru dans la propriété, ont acheté un pavillon, se lèvent tôt pour aller travailler. Mais se demandent dans le même temps s’ils sont mieux soignés, si leurs enfants ont un avenir… Cette «jacquerie des temps modernes» révèle des territoires qui souffrent, qui cherchent à se rebeller mais n’avaient pas trouvé, jusqu’ici, les canaux pour le faire. C’est un soufflé qui révèle une souffrance.

Pourquoi parlez-vous de «ressenti» ?

Certaines études récentes tendent à démontrer une hausse du pouvoir d’achat en valeur absolue. Cependant, quand on regarde le revenu réellement disponible, on se rend compte que les charges fixes ont augmenté : le logement, l’énergie, le téléphone… La pression fiscale particulièrement forte depuis 2013 tend à réactiver le clivage centre-périphérie que l’on peut décomposer en trois dimensions : politique, culturelle et économique.

C’est-à-dire ?

La centralisation reste très forte en France. Et les décisions prises à Paris deviennent insupportables pour une société toujours plus horizontale et interconnectée. Sur le plan culturel, ces personnes se vivent comme stigmatisées par une «élite parisienne» qui promouvrait un mode de vie où il faudrait faire ses courses chez Biocoop et rouler en trottinette électrique… Certains aimeraient bien changer pour une voiture électrique, mais quand on gagne 1 200 euros par mois, c’est très compliqué ! Enfin, sur la question économique, ce sont des territoires qui souffrent, en particulier dans l’est et le nord du pays depuis la crise de 2008. Pour tenir ce choc, les gouvernements successifs ont eu recours à des hausses massives de prélèvements obligatoires. Le pouvoir actuel paie les pots cassés.

Paradoxalement, ce nouveau ras-le-bol fiscal arrive pile au moment où la taxe d’habitation baisse et les salaires nets augmentent avec la suppression de cotisations sociales…

Oui, mais cette baisse reste, pour ces personnes, peu visible. Certaines collectivités locales en ont profité pour augmenter la taxe d'habitation et la hausse du salaire net n'est que d'une dizaine d'euros par mois à peine pour ces bas salaires. Cette affaire de carburants est un détonateur. Ces hausses d'impôts sont vécues comme «jupitériennes», venues d'en haut sans prendre en compte les réalités de terrain.

Pourtant, le pays n’a jamais été autant décentralisé…

Oui mais nos régions ont toujours bien moins de pouvoirs et de budget que les Länder allemands ou les régions espagnoles. Et nos communes sont plus nombreuses donc moins puissantes. Par ailleurs, nous assistons à une nette recentralisation financière combinée à la baisse des dotations sous Hollande ou la mise en place, sous Macron, de contrats financiers imposant aux collectivités de limiter leurs dépenses de fonctionnement alors que l’Etat, lui, vit très bien. On demande aussi à ces populations de faire des efforts alors qu’on a connu beaucoup de scandales qui concernaient les deniers publics.

A-t-on «deux France» qui ne se comprennent plus ?

Je parlerais plutôt de plusieurs France. Méfions-nous des caricatures ! Les pauvres, par exemple, sont d’abord dans les grandes villes. Cette France qui se retrouve dans le mouvement des «gilets jaunes», c’est celle qui a bénéficié des Trente Glorieuses mais qui, aujourd’hui, souffre des transformations du pays.

Ce mouvement a-t-il les mêmes ressorts que les «bonnets rouges» en Bretagne ?

En quelque sorte. Mais il y a de vraies différences. Les bonnets rouges avaient un objectif précis, le retrait de l’écotaxe, et une colonne vertébrale bretonne : une identité régionale forte, des mythes historiques mobilisateurs comme les révoltes de paysans-entrepreneurs dans les années 60, un tissu économique et social solidaire contre cette mesure et une organisation disciplinée à la manœuvre, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, avec des leaders identifiés qui pouvaient aller jusqu’à permettre des débordements tout en pouvant les stopper si besoin. Les gilets jaunes n’ont pas tout ça. Ils ne sont pas d’accord entre eux, leurs profils et leurs motifs de manifestation sont différents… Il n’y a pas d’identité permettant pour l’instant de structuration. Les gilets jaunes ne savent pas précisément ce qu’ils veulent. D’où, aussi, la difficulté du gouvernement à leur répondre.