Elle a encore un accent, léger. Fin 2016, L. est arrivée en France pour travailler au George V. Employée dans son pays natal par un autre hôtel du groupe canadien Four Seasons, elle choisit Paris, plutôt que New York qu'on lui proposait aussi. «Plus prestigieux», se dit celle qui accepte un job de gouvernante. «Une catastrophe», regrette-elle aujourd'hui. Car depuis se sont enchaînés des journées extensibles, une pression continue, et au bout du compte un licenciement «injuste et brutal», selon ses mots. L. travaille dans le palace parisien depuis huit mois lorsqu'un client qu'elle accompagne dans sa chambre menace de partir. Il décrète que le lieu est sale, «dégueulasse». Le déjeuner qu'elle propose de lui offrir, le temps de trouver une solution, ne le retient pas. «Ça, ce n'est pas bon pour toi», l'avertit alors son manager. La semaine suivante, elle reçoit une lettre de licenciement. La direction lui reproche de ne pas avoir appelé le directeur de l'hôtel pour qu'il puisse entendre lui-même le client mécontent. «J'ai mis en jeu ma carrière pour cet hôtel, ça a été très difficile après, je suis nouvelle dans le pays, j'avais déménagé pour ce travail», explique L. aujourd'hui.
Surcharge de travail
Comme elle, de nombreux employés, actuels ou anciens, du palace parisien décrivent un management brutal. «Ces dernières années, ça a été la descente aux enfers. Le George V que j'ai intégré n'est plus le même», assure un salarié de longue date. Dans l'hôtel situé à quelques encablures des Champs-Elysées, le climat social commence à se détériorer en 2016. A l'époque, la direction envisage de présenter un plan social, les chambres ne se remplissant plus, notamment à cause des attentats qui ont frappé la France et de la concurrence qui s'est accrue dans le monde des palaces parisiens. Le plan, dont les partenaires sociaux auront seulement eu vent et sans qu'aucune information claire ne leur parvienne, sera finalement mis de côté, laissant place à une réorganisation de l'entreprise plus discrète.
Début 2018, le cabinet d'expertise Secafi est mandaté par les syndicats pour évaluer un «risque grave pour la santé et la sécurité des conditions de travail». Le rapport, rendu en juin et consulté par Libération, pointe une diminution des effectifs assortie d'une surcharge de travail. De 661 employés en 2014, on passe à 597 début 2018. Sauf qu'entre-temps, l'activité est repartie en 2017. «50,7 % des salariés déclarent ne pas disposer du temps nécessaire pour faire leur travail», lit-on dans le rapport. Les pauses déjeuner sautent, le temps de repos quotidien n'est pas respecté, les horaires de jour et de nuit alternent dans une même semaine. Certains salariés «travaillent malgré un état de santé dégradé», assurant «ne pas pouvoir se permettre d'avoir des arrêts». «Les changements de planning sont fréquents et désorganisent d'autant plus la vie privée», note également le rapport de la Secafi. Quant aux congés, ils sont «validés tardivement et parfois modifiés en dernière minute».
L'impact sur la santé des employés ? Sur 287 répondants, 65 % se plaignent de douleurs, 52 % de fatigue persistante, 50 % de troubles du sommeil, 30 % d'angoisse avec manifestations physiques, 27 % de troubles de l'appétit, 15 % de l'apparition ou du renforcement de la consommation médicamenteuse, 12 % de comportements violents et agressifs. 3 % des salariés interrogés disent même avoir des idées suicidaires. «Les aménagements [en cas de problèmes de santé, ndlr] ne sont jamais respectés», indique par ailleurs un document de la médecine du travail, qui relève aussi des «nuisances en rapport avec le chantier». Car au moment où la direction réduit les effectifs, elle lance d'importants travaux. Sans qu'aucune mesure de prévention, selon le rapport, ne soit prise pour protéger les salariés de l'exposition au bruit et à la poussière. Difficile de croire que la direction n'ait pas été consciente de ces problèmes tant les alertes, émises par les représentants du personnel, l'inspection ou la médecine du travail, que Libération a pu consulter, sont récurrentes à partir de 2016. Ils semblent d'ailleurs résulter de choix pris en connaissance de cause. L'argument, souvent opposé, de la passion des salariés qui dépasseraient volontairement leurs heures est valable dans certains services, notamment en cuisine. La direction aurait ainsi découvert que les cuisiniers, y compris les apprentis et les stagiaires, déjouaient la pointeuse installée pour contrôler leurs heures et travailler plus longtemps. «Il y a une culture de la souffrance, un attachement au chef qui est le seul maître à bord. Les services administratifs ont du mal à faire entendre leur position», explique un bon connaisseur de l'entreprise.
Cercle vicieux
Il faut attendre l'été 2017 pour que des mesures soient prises pour enrayer ce phénomène, trois ans après sa mise au jour. Elles ne résoudront pas véritablement le problème : des relevés de pointeuses montrent que, fin 2017, des stagiaires font encore des semaines de plus de 50 heures. En outre, l'augmentation du nombre de cadres au sein de l'entreprise laisse peu de doute sur le fait que la hiérarchie s'est employée à rallonger les journées de certains salariés. Ce changement de statut peut être vu et vécu comme une promotion. Mais il a aussi le mérite de faire sortir les salariés du cadre des 39 heures réglementaires. Les cadres au forfait jour n'ont pas d'horaires fixes donc pas d'heures supplémentaires payées. Les gouvernants sont particulièrement concernés par cette modification. Ils font partie du service hébergement, l'un des plus touchés par les réorganisations de l'entreprise. Une «transformation totale du service au détriment de l'être humain», selon les mots d'un représentant syndical : réduction d'effectifs et ajout de nouvelles tâches, perte d'autonomie, changement aléatoire des jours de repos… Cercle vicieux, cette surcharge de travail entraîne des arrêts, qui viennent encore augmenter la pression sur les effectifs. L'informatisation joue aussi un rôle dans la dégradation des relations de travail. Tablettes pour les gouvernants, smartphones pour les femmes et valets de chambres : les ordres passent des uns aux autres sur écran. «Avant, on avait un contact humain avec nos supérieurs, explique un salarié. Maintenant, on reçoit des messages avec une liste de tâches. Au téléphone, les gens se rendent compte de la quantité de travail qu'ils donnent, là, comme ça, ils se lâchent.»
«Pratiques maltraitantes»
Là encore, la direction a été maintes fois avertie. Par la médecine du travail mais aussi par les représentants du personnel décrivant des personnes «au bord de l'explosion». Ils parlent même de «non-assistance à personne en danger». A l'été 2017, le service concentre d'ailleurs le plus grand nombre d'accidents du travail et de maladies professionnelles. Il n'est cependant pas le seul concerné. Début 2018, 84 cadres sur 146 avaient moins de trois ans d'ancienneté. La plupart de ces nouveaux arrivants ont «une expérience à l'international et une connaissance toute récente, voire faible, du droit du travail français» et «aucune sensibilisation de l'encadrement à la prévention des risques psychosociaux et à l'accompagnement du changement», décrit Secafi. Jusqu'alors, les équipes encadrantes étaient souvent «issues du rang» et avaient l'avantage de connaître les métiers de leurs subordonnés. L'arrivée d'une «culture de la performance», basée notamment sur la connaissance des nouveaux outils informatiques, a changé le profil des managers. Le rapport évoque également des «pratiques maltraitantes» qui, selon les salariés, sont ignorées par la direction, alimentant un sentiment d'impunité. Au moment de l'étude, 19 % des salariés se déclaraient victimes d'une agression verbale sur les douze derniers mois. Sans l'incriminer directement, le rapport note qu'un sentiment de manque de reconnaissance s'est surtout installé depuis l'arrivée d'un nouveau directeur, José Silva, en 2014.
Certains salariés n'hésitent pas à le désigner comme responsable d'un système de pression, orchestré avec son adjoint, Pedro Deakin, pour pousser certains à la démission. C'est d'ailleurs ainsi que L. analyse son licenciement. «Quand j'ai commencé, il y avait des managers plus vieux qui disaient "bravo", "merci". Mais ils ont été remplacés. M. Deakin a licencié beaucoup de gens et après il est parti à Dubaï.» Il a d'ailleurs suivi José Silva dans une autre chaîne d'hôtel. «S'ils t'aiment, tout va bien. Quand ils t'aiment pas, c'est fini, même si tu travailles très, très dur.» R., 38 ans, seize ans de service, assure aussi avoir été licencié sans ménagement. Arrêté pour un accident du travail, il rencontre à son retour son nouveau manager. Ce dernier, comme le confirment des courriers de témoignages d'autres salariés consultés par Libération, le traite de «fainéant». R. «a des problèmes à son épaule qui lui fait mal constamment mais il exécute les tâches de son travail comme tout le monde», écrit ainsi un employé. L'enquête menée ne conclut pas à des faits de harcèlement moral. «Du coup, ils m'ont proposé un autre service mais je n'étais pas qualifié pour.» R. refuse le poste, le lendemain, son badge est désactivé. Cette stratégie de tension initiée par José Silva, surnommé «M. Propre» par certains employés, aurait d'abord visé les salariés les plus âgés. Interrogé par Libération, un chef de service parle de «dégraissage des anciens». «Ils me retirent certaines responsabilités pour m'humilier», assure un autre employé. «Les salariés de plus de dix ans d'ancienneté ont vu partir de nombreux collègues suite à des pressions managériales, jusqu'à des situations vécues comme du harcèlement», abonde le rapport de la Secafi. Au total, en trois ans, la moitié des effectifs a été renouvelée. Entre 2012 et 2016, l'entreprise a enregistré 651 départs de personnes en CDI… dont 442 démissions. Contacté par Libération, José Silva n'a pas répondu à nos sollicitations.
Parti en mars, il a été remplacé cet été par Jean-Claude Wietzel. Sollicité par Libération sur des points précis du malaise social – l'emploi du temps et la santé des employés, ou encore des cas de licenciements – le nouveau directeur général du George V a éludé. A la place de réponses étayées, il nous a fait parvenir un résumé expliquant les difficultés du palace ces dernières années et «les choix stratégiques» adoptés. Tout juste affirme-t-il que «durant cette période difficile», la direction a préservé «autant que possible les emplois de [ses] collaborateurs». Aujourd'hui, se félicite Jean-Claude Wietzel, «les effectifs équivalent aux niveaux les plus élevés que nous ayons connus». Pour lui, «l'hôtel George V est un employeur de tout premier plan, qui offre des conditions d'emploi parmi les meilleures du marché dans un cadre d'exception». Comme s'il suffisait de le dire.