Pierre (1), 29 ans, a été blessé à la main, samedi vers 19 h 30, non loin de la place de l'Etoile. «Il ne se passait rien de spécial. J'étais avec ma femme. On n'était même pas au milieu d'un attroupement. Personne ne lançait rien sur les CRS. A un moment, ils ont voulu dégager tout le monde. Il y a eu plein de lacrymos. Et un cylindre gris, d'une douzaine de centimètres, cerclé de rouge, est venu mourir entre mes pieds. Ça s'est passé en quelques secondes. Je suis un néophyte : grenade lacrymo, explosive, je ne fais pas la différence. J'ai peut-être eu un réflexe stupide. J'ai approché ma main, je me suis baissé, heureusement de côté, pas en frontal, ça m'a protégé le visage. Il y a eu une énorme explosion. Ma main est partie en arrière avec le souffle. Elle n'était pas en sang, parce que ça l'a comme brûlée en même temps. J'aurais pu la perdre à un quart de seconde près, si elle avait été plus proche.» Pierre a été opéré lundi. Les tendons ne sont pas touchés. Le bout du petit doigt s'est ouvert «en chou fleur». Il a reçu des éclats dans les jambes. Ses chaussures ont fondu. Il s'inquiète pour son audition, il a des acouphènes. Il a peur de lésions irréversibles.
C'était leur première manif. Un mélange de curiosité, d'indignation citoyenne. Un peu de transgression, aussi. «Ma femme est militaire, elle n'a pas le droit de manifester.» Ils n'avaient pas mis de gilets jaunes. «Ma femme était en robe. Moi en veste bleue. On avait déjeuné avec mon père avant. On s'était un peu baladé avant d'arriver vers 16 h 30. A titre personnel, je n'ai pas de difficultés. Je suis cadre dans une grande entreprise. Mais on ne peut pas vivre heureux dans un océan de larmes. Je n'avais pas forcément cette vision avant. J'ai fait une école de commerce, mais je trouve que ces dernières années, on ne mesure plus la difficulté des gens. Les "gilets jaunes", c'est une accumulation globale de ce sentiment d'injustice. Samedi, on s'est dit que Paris, c'était le centre névralgique de tout ça. On y est allé.» Il rigole : «Si j'avais su.»
Il ne portera pas plainte. «Je n'ai pas envie de créer de complication à ma femme.» Mais il nous a contactés pour témoigner, parce que son frère avait lu un article de Libé sur les GLI-F4. «Jusqu'à samedi, les histoires de grenades, j'en avais entendu parler de loin. Rien que samedi, entre les gens que j'ai croisés aux urgences et ce que m'ont dit les soignants, j'ai compris qu'il y avait d'autres blessés comme moi. C'est anormal d'utiliser ce type de munitions. C'est disproportionné. Il y a eu des casseurs, c'est sûr, mais il y avait surtout des retraités, des jeunes, de tout, plein de gens qui n'étaient pas dans une logique de violence.»
(1) Le prénom a été modifié.