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Mobilisation

«On ne lâchera pas et on restera dans Paris avec nos ambulances»

Contre une réforme qui met en péril leur activité, les petits ambulanciers se donnent rendez-vous ce lundi matin dans la capitale, après un premier blocage du périphérique début novembre. Et espèrent profiter de la colère sociale actuelle pour se faire entendre.
Claude aidée par les ambulanciers Amar et Michelle, à Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) mercredi. (Photo Boris Allin. Hans lucas)
publié le 2 décembre 2018 à 20h06

Mme Claude s'est apprêtée pour sortir de chez elle aujourd'hui. Elle a mis un chapeau de feutre bordeaux, un long trench beige avec ses souliers cirés. Cette mamie d'origine antillaise a le rire communicatif. Elle se délecte des pitreries de Michelle et Amar, les ambulanciers qui la prennent en charge. Ils font l'aller-retour, chaque jour, entre son appartement d'une cité de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) et le centre d'accueil de jour où elle participe à des activités. En s'extirpant du véhicule, elle leur tend la main, les gratifie d'un «vous êtes des anges». Sans eux, Mme Claude, atteinte d'Alzheimer, ne pourrait pas sortir de chez elle toute seule. Sa maladie ne le lui permet plus. Amar répond du tac au tac : «Tant que c'est pas les Anges de W9, ça me va.» Nouveaux rires partagés. «C'est ma poto, elle», nous dit ce quadra qui a douze ans de métier. Avant de glisser, ému : «Bientôt, si on ne fait rien, les gens comme Mme Claude ne seront plus pris en charge correctement.»

Car depuis le 1er octobre, les règles du jeu ont changé pour les ambulanciers. L'article 80 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale modifie les conditions du recours aux transports sanitaires. Jusqu'à présent, c'était aux patients de choisir eux-mêmes les sociétés d'ambulance auxquelles ils souhaitaient faire appel. «Ça fonctionnait bien. On a un groupe WhatsApp dans le département, on s'échange des messages entre ambulanciers. Quand quelqu'un ne peut pas prendre en charge un patient, on le fait, et inversement», explique Amar. Mais depuis l'entrée en vigueur de l'article 80, le choix revient désormais aux établissements de santé, qui se voient attribuer un budget pour le transport des patients. Avec pour objectif, selon le gouvernement, de traquer les prescriptions injustifiées qui coûtent à l'Etat près de 220 millions d'euros par an. «C'est surtout un moyen pour le gouvernement de recourir à la logique des appels d'offres», rétorquent en chœur Amar et Michelle.

Sirènes et gyrophares

Le problème, selon eux, c'est que le marché des ambulances est constitué en majorité de petites et moyennes entreprises. Qui se voient déjà fébriles face à la concurrence des grands groupes de transport français, devenus experts au petit jeu de l'appel d'offres. Alors, en pleine contestation des «gilets jaunes», les petits ambulanciers ont décidé de faire entendre leur voix, toutes sirènes et gyrophares dehors : ils prévoient de manifester en nombre ce lundi à partir de 6 heures, place Vauban, face aux Invalides. Bouchons en perspective en plein cœur de Paris. Les 5 et 6 novembre, ils avaient bloqué le périphérique pendant près de vingt-neuf heures. «Toutes les structures comme les nôtres vont soit être bouffées par les grands groupes, soit couler. Quand des Geodis ou Veolia vont débarquer, on ne pourra pas rivaliser. Ils peuvent se permettre de perdre de l'argent. Nous, on est trop petits pour ça», se désespère Amar.

De fait, un méchant mouvement de concentration menace les 5 700 entreprises du secteur ambulancier en France, dont 80 % emploient moins de vingt salariés. Ce qui se prépare est «injuste», disent-ils car, à l'origine, lorsque Michelle fonde les ambulances Dore il y a six ans avec son beau-fils Karim, les deux associés investissent beaucoup d'argent. Chaque agrément pour une ambulance (l'équivalent de la licence pour les taxis) coûte entre 140 000 et 180 000 euros, et pour un véhicule sanitaire léger (VSL), il faut tout de même débourser près de 110 000 euros. «On a trois ambulances en tout et un VSL, faites le calcul. Au-dessus de nos têtes, on a l'hypothèque de nos maisons qui est engagée, et ce qu'on a apporté comme argent en lançant la société. On est des petites gens…» s'inquiète la patronne. Michelle fait travailler quatorze salariés, payés 2 000 euros net, dont Amar. Elle pointe du doigt une pile de papiers blancs : «Ce sont toutes les factures non réglées, parce que les droits ne sont pas à jour, les gens n'ont pas de mutuelle ou ne peuvent pas régler la partie mutuelle. Je passe des heures à essayer de récupérer l'argent, et si j'en récupère une sur quinze, je suis contente», décrit cette ancienne auxiliaire de vie. «On met beaucoup de cœur aussi», ajoute Michelle. Elle se tourne, pour laisser apparaître dans son dos le logo brodé de l'entreprise : Ambulances Dore. «C'est mon nom de jeune fille. Tout a un sens dans cette société, contrairement aux grands groupes», assure la patronne en s'allumant une clope.

Leur crainte, c'est que le métier d'ambulancier soit «moins humain» à l'avenir. «On va devenir des chauffeurs-livreurs de la santé. Et les patients, des colis. Nous, on fait vraiment ce boulot par passion. Ils ne se rendent pas compte qu'être ambulancier, c'est faire du social. Que ceux qui ont fait cet article 80 sortent de leurs bureaux et viennent passer une journée avec nous», s'agace Amar, qui craint de perdre son travail.

Ils souhaitent que le gouvernement entende raison, pour Mme Claude aussi. «Elle nous voit plus que sa propre famille. Ce sont des gens qu'on suit, ils font partie de nous après. On en a perdu certains, on va aux enterrements», expliquent les deux collègues. En pensant aussi à toutes ces fois où «t'es pas seulement un ambulancier mais une assistante sociale ou un serrurier. Tu prends une mamie en charge, tu la déposes chez elle, tu sais qu'elle va rester seule jusqu'au lendemain. Elle n'a personne pour aller chercher ses médicaments ou des clopes, t'as pas le droit d'y aller mais ça pourrait être ta daronne… Alors t'y vas», poursuit Amar.

Pour que les patients de la société puissent encore être pris en charge «dignement», Karim, cogérant avec Michelle des ambulances Dore et employeur d'Amar, a fondé avec d'autres, début octobre, l'Association pour la défense des transporteurs sanitaires (ADTS). En un mois et demi, ils sont déjà parvenus à réunir 600 adhérents, fanfaronne ce trentenaire. Le 5 novembre, ils étaient à l'origine du blocage du périphérique parisien, avec un succès «au-delà de [leurs] attentes» : «200 à 300 véhicules et 2 500 personnes», estime le vice-président de l'ADTS. Ce qui leur a permis d'être reçus par le cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Avec pour seule réponse : «La politique du gouvernement ne permet pas d'entrer en discussion pour le moment», raconte, dépité, l'ambulancier. Résultat, ils ont décidé de poursuivre et d'intensifier leur mouvement.

La semaine, après sa journée de travail, Karim se rend dans les grandes villes françaises pour organiser les suites de la mobilisation. Ce soir-là, il prend son véhicule personnel en direction de Roubaix pour rencontrer les patrons de petites sociétés d'ambulances du Nord. Dans la salle de réunion du chic hôtel Mercure, il fait une annonce : «Le départ de la manifestation aura lieu le 3 décembre au départ de la place Vauban. Les deux précédentes actions étaient des sommations. Là, je vous le dis, on ne lâchera pas et on restera dans Paris avec nos ambulances tant qu'on n'aura pas obtenu quelque chose de positif», clame-t-il à une assemblée d'une trentaine de personnes. Certains pointent du doigt l'immobilisme des syndicats traditionnels «trop éloignés du métier, trop englués dans la politique». «Ça fait deux ans qu'ils savent que l'article 80 existe, ils n'ont pas bougé. Regardez ce que l'ADTS a fait en deux mois, et imaginez ce qu'on aurait pu faire en deux ans !» martèle Karim. Ce qui va pousser l'association, selon lui, à devenir bientôt un syndicat professionnel. «C'est en cours, on y réfléchit. Ça nous permettra d'avoir plus de légitimité et de porter plainte», explique-t-il à l'assemblée.

Au cours de la réunion, les patrons de PME se disent aussi «lésés par Macron». «En Ile-de-France, Keolis et Transdev ont déjà annoncé qu'ils investissaient le marché. C'est imminent chez vous», assure Karim. «C'est juste pour faire entrer des grands groupes dans le marché. Dont l'Etat est actionnaire en plus pour certains, comme Keolis», disent Amaury et Didier, cogérants d'une société d'ambulances qu'ils ont montée il y a cinq mois et qui, aujourd'hui, «risque de couler». «On y a investi 200 000 euros», regrettent-ils. «Nous avons de très bons avocats avec nous. Ils disent qu'ils n'ont jamais vu une profession aussi méprisée. On est en train de regarder avec eux si l'article n'est pas anticonstitutionnel», tente de rassurer Karim, le vice-président. «On ne s'est pas réveillé pendant un moment, on a tous notre travail, toute la journée la tête dans le guidon, les horaires à rallonge. Mais maintenant, c'est bon, on est là. On a déjà été reçus par le cabinet de la ministre, ce qu'on a fait jusqu'à présent a eu un retentissement politique. On devient une profession soudée. Il faudra compter sur nous désormais pour discuter d'un article de loi», veut croire le trentenaire.

«On a les crocs»

Dans les couloirs de l'hôtel, d'autres ambulanciers estiment aussi, à l'image des «gilets jaunes», que c'est une certaine partie de la France que le gouvernement méprise. «Etre ambulancier, ça gagne plutôt pas mal, environ 2 000 euros. Mais on fait beaucoup d'heures, et ce n'est pas un hasard, regardez bien qui on vise», dit, énigmatique, un patron. Quelques heures plus tôt, dans le dépôt des ambulances Dore à Valenton, Amar nous livrait un début de réponse : «Les ambulances, c'est les anciens Uber. A une époque, Pôle Emploi envoyait les mecs de cité faire ambulancier parce que la formation coûtait pas cher, 625 euros, et que ça gagnait bien. Ce qui explique qu'il y ait énormément de gens des quartiers qui font ambulancier.» «C'est facile de nous taper dessus, c'est sûr. Mais ils ne savent pas à quel point on a les crocs, nous, les mecs de cité. Ce qu'on a, on ne nous l'a pas donné, on l'a pris, on l'a gagné», confirme un jeune collègue. Autant dire que les ambulanciers en colère sont prêts à tout pour faire exister leur mouvement en pleine fièvre jaune.