La nuit du 15 octobre, Philippe Roger a «tout perdu», sa maison, ses meubles, sa voiture, ses effets personnels. «Je me suis vu mourir», raconte ce solide gaillard de 46 ans, rencontré à Villegailhenc sur le seuil de son pavillon avec piscine. Les inondations catastrophiques qui ont ravagé l'Aude ont fait 14 morts dont trois dans cette commune de 1 700 habitants à environ 6 km de Carcassonne. «Il était une heure et demie du matin, ajoute-t-il d'une voix hachée. J'étais sur mon canapé. La lumière s'est éteinte. J'ai entendu un bruit. J'ai mis les pieds par terre, l'eau m'arrivait déjà aux chevilles. J'ai réveillé ma compagne et mon fils. On s'est retrouvés piégés dans la véranda. Pour nous sauver, j'ai cassé la vitre. L'eau et la boue ont commencé à rentrer. En quelques minutes on en avait jusqu'à la taille. J'ai ouvert un volet. On a réussi à sortir par la fenêtre. On s'est tenus. On est partis.»
Sur la départementale 118 qui passe devant chez lui, c'est «l'apocalypse». Sous la pression des flots, le pont enjambant le Trapel, un affluent de l'Aude, s'est effondré, coupant le village en deux. Bloqués, les pompiers ne peuvent pas intervenir. Paniqués, des habitants se sont réfugiés sur les toits des habitations. Les conditions météo ne permettront pas de les hélitreuiller avant le lendemain. Sévèrement entaillé à la cuisse, Philippe est évacué en hélicoptère vers la clinique la plus proche. «Mal soignée», sa blessure s'infecte. «Mon médecin m'a fait transférer à l'hôpital où on m'a tout nettoyé. A un jour près, on m'amputait.» En arrêt maladie, il n'a pas repris son poste d'employé municipal. «Je cauchemarde. Je ne vois que l'eau. Depuis quelques jours, ça va un peu mieux. Je sors, je rends visite à mes amis.»
Il invite à le suivre à l'intérieur de sa maison. Il n'y a plus une seule porte, les murs suintent de moisissures, la véranda menace de s'effondrer, les canalisations ont cédé. Le jardin est un champ de boue. Philippe ne veut cependant pas quitter son village. «Je suis né ici, tout comme mes parents et mes grands-parents.» Son assurance lui a permis de se reloger à Villegailhenc. «La solidarité a bien fonctionné. Les gens nous ont meublés, habillés.» Le regard absent, il ajoute : «Près de la moitié des habitants sont partis. Beaucoup ont tout perdu et ne veulent plus revenir. C'est un village éteint. Si tout le monde s'en va, c'est foutu !» Employée à l'accueil de la mairie, sa compagne connaissait les trois victimes des inondations : «C'est terrible, dit-elle. J'arrive à épuisement. Les papiers à remplir, l'expert de l'assurance, les devis des artisans, tout ce que je fais depuis un mois et demi, c'est la catastrophe.»
Double peine
Les dossiers de demandes de relogement s'entassent sur le bureau du maire Michel Proust (PS), 68 ans. «Nous sommes la commune du département où il y a le plus de personnes relogées. 450 foyers, soit les deux tiers des maisons du village, n'ont plus de rez-de-chaussée, décrit-il. Toutes les demandes de relogement ont été prises en charge mais c'est provisoire. La plupart sont dans des gîtes mais au mois de mai, leurs propriétaires vont vouloir les récupérer pour les louer. L'Etat finance les loyers pour six mois et l'agglomération de Carcassonne a garanti les baux auprès des loueurs. Or très peu de personnes vont pouvoir revenir chez elles à la fin de cette période.» «Délocalisées», ces dernières, subissent aussi la perte de leurs véhicules. «235 voitures ont été emportées, précise le maire. Issues de milieux ouvriers, beaucoup de familles possédaient des voitures anciennes assurées au tiers qui ne leur seront pas remboursées. Sans moyen de locomotion pour amener les enfants à l'école et aller au travail, c'est la double peine !» En outre, l'attitude des assurances serait loin d'être parfaite. «Certains assureurs sont corrects. D'autres sont limite malhonnêtes. Des experts ont des comportements irrespectueux avec les personnes sinistrées. C'est inadmissible !» s'emporte l'élu.
Les inondations ont anéanti la totalité du parc automobile des services techniques – dont le tractopelle ou la nacelle – auquel s'ajoute la voiture électrique de la police municipale. Inondés, les ateliers municipaux n'ont «plus un seul outil». Onze kilomètres de voirie nécessitent des réparations. «Le Président et le Premier ministre sont venus. Ils ont fait des annonces. J'espère qu'elles seront suivies d'effets. Une petite commune comme la nôtre n'a pas les moyens de faire face à tout.»
Plus difficilement quantifiable, l'impact psychologique de la catastrophe mettra du temps à s'atténuer, anticipe le maire. «Je l'ai vu le 11 novembre. Après la cérémonie, les gens sont restés ensemble plus d'une heure à parler. Jusqu'à maintenant, tout le monde a tenu le coup parce qu'il fallait nettoyer. Beaucoup de bénévoles sont venus nous aider. Aujourd'hui, il n'y a plus que nous…»
«Tout est mort»
En sortant de la mairie, la circulation est alternée sur le pont provisoire permettant de traverser le village. Un lampadaire gît dans le lit de la rivière. En contrebas, l'eau est montée jusqu'à deux mètres à l'intérieur de l'église. Ses portes sont closes. Les cloches devraient être réparées pour Noël. Donnant sur les berges du Trapel, les rues de la Paix et de la Mairie, dont les habitations menacent de s'effondrer, sont totalement interdites d'accès. Pas un bruit sauf le ronflement des deux machines à assécher installées devant le rez-de-chaussée d'une maison. Sur la dizaine de commerces que comptait Villegailhenc, seules l'épicerie et la pharmacie sont ouvertes. En attente de reconstruction, le cabinet médical est transféré dans un local municipal. «Notre chiffre d'affaires a baissé de 30 %. Les gens sont tristes. Tout est mort, se désole Valérie, la pharmacienne. En principe la boulangerie doit rouvrir au mois de février. On l'espère.»
Fin de matinée, dans son atelier de ferronnerie, Henri, 68 ans, débarrasse ses machines hors d'usage avec l'aide d'une poignée d'amis : «A la retraite depuis deux ans, j'avais gardé une partie de l'outillage et mon local en espérant le vendre un jour. Quand j'ai ouvert les portes de l'atelier le lendemain des inondations, j'ai voulu tout laisser tomber», dit-il le ton las, en désignant les murs noircis d'humidité à plus d'un mètre de hauteur. Considérés comme des meubles par l'assurance, les 60 000 euros de matériel perdu ne lui seront pas remboursés. «J'étais couvert pour le vol et l'incendie. Je me croyais tranquille.» Il ne «baisse pas les bras» pour autant et a décidé de transformer une partie de son atelier en salon de coiffure provisoire pour sa belle-fille. «Le sien a été entièrement inondé. A cause de l'humidité, elle ne pouvait pas commencer les travaux avant six ou sept mois. On va s'y mettre tous pour qu'elle puisse se réinstaller dans deux mois. La vie continue.»
Midi. Assis sur un banc face à la mairie, Pierre, 66 ans, retraité, regarde passer les voitures sur la départementale 118. «C'est comme si on avait subi un bombardement, explique-t-il. Le pire, c'est la nuit quand tout s'éteint dans la partie ancienne du village. Le peu de gens qui ont choisi de rester vivent chez eux dans l'humidité en attendant le soleil et les travaux.»
Début d'après-midi. A la sortie du village, en allant vers Carcassonne, le lotissement du Trapel semble à l'abandon. Pas âme qui vive sauf Thierry, un expert évaluant les dégâts. «La négociation avec les assurances est très difficile, dit-il. Leur chiffrage est trop bas. Ici comme dans d'autres communes telles que Trèbes, nous constatons beaucoup de problèmes de structures, des fissures sur les murs dues au mouvement de terrain. Or le décret "inondation et coulée de boue" pris au lendemain de la catastrophe ne permet pas leur prise en charge. On est très loin du fonds d'indemnisation de 200 millions d'euros annoncé par le gouvernement.»
17 h 30, la nuit tombe sur Villegailhenc. Impression de vide. Les volets sont clos, les lumières absentes. En traversant le village, on repense aux paroles du maire. «C'est un village fantôme. Tout est fermé mais ce n'est pas parce qu'il fait nuit ou qu'il fait froid. On sent qu'il y a autre chose.»