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Gilets jaunes : le terrain se tâte

Depuis l’attentat de Strasbourg, les pouvoirs publics multiplient les appels à ne pas participer, samedi, à l’acte V de la mobilisation. Chez les manifestants, la lassitude et l’érosion guettent.
Dans la Nièvre, le 9 décembre, un groupe de gilets jaunes installés sur l’aire des vignobles. (Photo Pascal Aimar. Tendance floue)
publié le 13 décembre 2018 à 20h56

Y aura-t-il samedi un «acte V» du mouvement des gilets jaunes ? A une semaine de Noël, l'Hexagone fera-t-il de nouveau le plein de protestataires anti-Macron ? Y aura-t-il baroud d'honneur d'irréductibles, ou remobilisation massive ? Couplées à la lassitude d'un pied de grue au long cours, les annonces faites par le Président lundi soir ont-elles suffisamment convaincu pour désamorcer la colère qu'il a reconnue comme «juste» ? L'attentat de Strasbourg survenu le lendemain et les enjeux de sécurité qu'il a relancés sont-ils dissuasifs ? Bref : où en sont les gilets jaunes ? Un mois après les débuts du mouvement, l'exécutif a multiplié mercredi et jeudi les appels à y mettre fin.

La menace terroriste et les dernières concessions du gouvernement sont deux bonnes raisons pour les gilets jaunes de se montrer «raisonnables», selon les mots du porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux. «Nos forces de l'ordre ont été énormément mises à contribution […] et au regard des événements, de l'attentat terroriste qui s'est déroulé, il serait préférable que ce samedi, chacun puisse vaquer à des occupations» normales, a-t-il déclaré sur CNews. Sans exclure formellement que les manifestations de samedi puissent être d'ici là interdites. Des appels semblables ont été émis jeudi par le ministre de la Transition écologique, François de Rugy, qui y a vu «presque plus une question de bon sens que de débat politique», et par le président de l'Assemblée nationale, le macroniste Richard Ferrand.

Du côté des gilets jaunes, aucun scénario ne tient vraiment la corde. Tant du côté des «figures du mouvement» que parmi les troupes anonymes. Autour des ronds-points, la situation est mouvante mais un élément revient souvent, frappant : la défiance à l'égard de la menace terroriste avancée par l'exécutif, avec l'idée collatérale que l'attentat de Strasbourg serait instrumentalisé pour désamorcer la fronde jaune.Et un cas est rare : ceux qui acceptent la trêve. Telle Laurence, habitante des Yvelines et retraitée du secteur agricole, qui entend mettre son engagement sur pause le temps des fêtes de fin d'année. «Mais on reprendra de plus belle en janvier. Notre mouvement est disparate et protéiforme, mais les gilets jaunes sont solidaires. On a fait bouger le gouvernement, on va le faire bouger encore plus.» Pour autant, elle respecte la volonté de certains de rempiler dès ce week-end. «On est évidemment choqués par ce qui s'est passé à Strasbourg, c'est terrible. Mais l'attentat est une chose, les revendications des gilets jaunes une autre.»

Bordeaux panse ses plaies

Le maire Alain Juppé et le préfet de la Gironde, Didier Lallement, ont lancé jeudi matin un appel aux gilets jaunes pour les décourager de se mobiliser dans un contexte d'activation du niveau «urgence attentat». Dans les rangs des intéressés, c'est l'hésitation. D'un côté, les dégradations et affrontements survenus à Bordeaux le 8 décembre ont marqué les esprits. «Nous sommes extrêmement préoccupés par une nouvelle éventuelle dérive d'une manifestation. Nous n'avons donc pas appelé à manifester», explique un porte-parole sur le groupe Facebook «Gilets jaunes citoyens de Bordeaux», qui ajoute : «Nous exprimons toutes nos condoléances aux familles touchées par la tuerie de Strasbourg et nous exprimons tout notre soutien aux forces de l'ordre dans la traque du criminel.» D'autres internautes crient au complot. «OK pour les condoléances, mais il ne faut pas que le mouvement s'arrête car ce faux attentat est encore une diversion du gouvernement pour instaurer la peur et ainsi faire cesser les GJ [gilets jaunes] !» Entre les deux, plusieurs groupes de manifestants appellent à l'apaisement et à une marche pacifique.

En prévision du week-end, une «équipe de gilets jaunes citoyens» a émergé, forte d'une centaine de membres. Samedi, à 13 heures, place de la Bourse, ils mettront en place «un cordon à l'avant du cortège» pour «faire respecter un parcours sécurisé». L'un des organisateurs précise : «J'ai également pris contact avec la personne qui gère l'événement place de la Bourse - annoncé avec 1 500 participants - afin de voir si une coordination est possible. Il est clair que si l'objectif de cet événement est d'aller s'affronter avec les forces de l'ordre, nous aurons un problème de gestion de la sécurité qui risque de nous dépasser.»

Prêts à manifester à Montpellier

Au rond-point des Prés d'Arènes, QG des gilets jaunes à Montpellier, le site a pris des allures de squat. Des palettes prêtes à être brûlées s'entassent au pied de grandes tentes qui abritent des matelas, des tables, des chaises de camping et même une guitare. Ce jeudi, ils sont une douzaine à tenter de se réchauffer sous les bâches ou près des braseros. Moitié gilets jaunes, moitié SDF - fait nouveau. Un drapeau tricolore tremble dans le vent glacé. Un panneau annonce la prochaine manifestation de samedi, sur la place de la Comédie. Ici, le drame survenu à Strasbourg ne freine pas les ardeurs. «J'irai manifester avec un brassard noir», précise juste Pierre, 59 ans, en préretraite après avoir travaillé vingt-sept ans dans la fonction hospitalière. Lui, il est là «pour» Macron : «Pour l'ensemble de son œuvre et celle de ses prédécesseurs», ironise-t-il. En passant sur le rond-point, beaucoup d'automobilistes klaxonnent en guise de solidarité. D'autres font crisser les pneus pour signifier leur agacement. Ceux-là sont copieusement insultés.

Christian et Benz, deux sexagénaires très remontés, haussent le ton : «Manifester samedi ? Y a intérêt ! On n'a rien à perdre ! En 68, les politiques, ils ont tous dégagé !» Jean-Louis, 57 ans, manifestera aussi. «Ce qu'a annoncé Macron, c'est de la poudre de perlimpinpin, lance cet ancien convoyeur de fonds. Moi j'ai écrit au Président, figurez-vous. Et c'était pas une lettre d'amour. Je lui ai demandé s'il serait capable de vivre avec 900 € par mois, comme le fait ma mère qui, en plus, a la maladie de Parkinson. J'attends sa réponse avec impatience.»

Saint-Omer, solidaire et amer

Au rond-point de l'A 26, à Setques, dans le Pas-de-Calais, une pancarte prévient : «Rendez-vous samedi 15 décembre.» Les gilets jaunes de Saint-Omer s'y sont installés. «On n'est pas près de partir», insiste Hélène, 35 ans, mère au foyer. Elle sera là samedi, comme tous les jours, pour continuer le barrage filtrant. «Quand monsieur sa majesté a fait son allocution, l'"acte V" était déjà annoncé. Attentat ou pas attentat, ça reste pareil.» Un jeune homme, qui se fait appeler Manu pour rigoler, glisse quand même : «Beaucoup ne sont pas revenus après les déclarations de Macron.» Pascal, imprimeur en invalidité, résume le sentiment général : «Ils ont trouvé une excuse avec l'attentat, c'est un coup monté pour noyer les gilets jaunes.» Il porte un brassard noir en signe de deuil et de solidarité avec les victimes. «Qu'à Strasbourg ils ne manifestent pas, je comprends très bien, ils ont autre chose à penser. Mais ici, ça ne change rien.» Paris, ils ne sont pas tant que cela à y aller. L'aller-retour coûte cher. Le mari d'Hélène y est monté chaque week-end avec un groupe d'amis, ils prévoient d'y retourner ce samedi. «C'est sûr qu'il y a des risques, avec les CRS. Mais ce n'est pas en restant dans nos campagnes qu'on va gagner», dit-elle. Elle ne pense pas une seconde à une éventuelle attaque terroriste. Les autres la reprennent. Elle rétorque : «La phrase de mon mari, c'est : "Je vais à Paris. Quitte à mourir, ce sera pour le peuple."»

Provins, aux mains du complot

En Seine-et-Marne, Sandrine, 37 ans, s'exclame : «C'est la blague de l'année ! Le risque d'attentat, je crois que c'est le dernier truc pour qu'on ne manifeste pas. Avant, c'était au motif que nos policiers et CRS étaient fatigués… Nous, quand on leur a demandé d'arrêter de mettre des taxes à tour de bras car on ne pouvait plus vivre décemment, est-ce qu'ils nous ont écoutés ?»

Tiphaine, 28 ans, relaie la thèse du complot. «On ne parlait plus d'alerte attentat. Et là tout à coup, ils nous sortent un terroriste arrêté vingt-sept fois qui débarque armé jusqu'aux dents au marché de Strasbourg et qui se barre en taxi… J'irai manifester, bien sûr. Deux fois plutôt qu'une. On va faire une marche silencieuse boulevard de Strasbourg, à Provins, pour les victimes du terrorisme.»