Ils ont passé une bonne partie de la matinée à jouer au chat et à la souris. Quelques milliers de manifestants - 3 000 à Paris selon la préfecture, un chiffre manifestement sous-évalué - venus dans la capitale pour l'acte V de la mobilisation des gilets Jaunes, ce samedi, se sont retrouvés sur les Champs-Elysées. Déception : les forces de l'ordre ont rapidement confiné les manifestants sur un trottoir, les empêchant d'arpenter l'avenue pendant plusieurs dizaines de minutes. De quoi agacer des gilets jaunes déjà remontés : «Où c'est qu'elle est la liberté ? Y'en a plus de liberté !», a crié un homme. A côté de lui, trois hommes brandissaient une photo de Coluche. Certains, gagnés par le froid et l'impatience, se décourageaient : «Je vais rentrer si ça continue».
Jessica et Arnaud, deux Bourguignons de 26 ans, s'étaient levés tôt pour venir, pour la quatrième fois, manifester : «On est matinaux les gilets jaunes, on a pris le train à 5 heures. On est sortis de la gare, on a vu débarquer quinze voitures de flics. Des collègues ont posé le pied à Paris, au bout du quai ils ont été contrôlés». En fin de matinée, la police avait procédé à 95 interpellations dont 63 gardes à vues, dans la capitale et la petite couronne. Un chiffre largement inférieur à celui de la semaine précédente à la même heure (plus de 500 interpellations).
Pierre, était lui venu du Loiret : «Les citoyens ne sont pas bêtes, ils voient bien où est la thune. Macron ne taxe pas les riches, la hausse du smic c'est un pansement sur une jambe de bois.» Les inscriptions sur les gilets jaunes et les quelques pancartes faisaient en effet la part belle à la question de la redistribution des richesses. Pour cet enseignant, si les violences des semaines précédentes sont déplorables, «c'est comme ça que le gouvernement entend. La France s'est construite sur des destructions. La prise de la Bastille c'était sanglant, et on la vénère, on la fête chaque année, avec des feux d'artifice.» (1)
Une bataille d’usure
Puis le cordon de gendarmes et de policiers s'est relâché : les choses sérieuses allaient pouvoir commencer. «On a été coincés par les flics toute la matinée, ça fait du bien de se dégourdir les jambes», souriait un manifestant. Mais le cortège qui s'était élancé sur l'avenue a de nouveau déchanté. Quelques dizaines de mètres plus haut, un nouveau cordon de forces de l'ordre tenait les manifestants à bonne distance de l'Arc de Triomphe. Alors les manifestants ont pris les rues adjacentes et entamé une manifestation sauvage, aux cris de «Macron, démission !» et en chantant de temps en temps la Marseillaise. Mais à peine s'engageaient-ils dans une rue qu'ils en repartaient, parfois en courant, bloqués par la police, laquelle avançait ses véhicules afin de couper le passage et faisait usage de gaz lacrymogène pour disperser la foule. Nouvelle rue, nouvelle nasse. Et cela recommencait, et cela s'arrêtait encore. Une bataille d'usure.
La matinée avait commencé tranquillement aux abords des Champs-Elysées. Entre la place de la Concorde et la Porte Maillot, le dispositif policier était impressionnant, avec des dizaines de véhicules, dont des blindés, et 8 000 policiers et gendarmes mobilisés dans la capitale. De quoi créer un un rapport de force largement défavorable aux gilets jaunes. Chaque passant était prié d'ouvrir son sac, mais les forces de l'ordre se montraient aimables. Avenue de la Grande-Armée comme sur les Champs-Elysées, si de nombreuses boutiques avaient baissé le rideau et protégé leurs vitrines par de grandes planches en bois, quelques commerces - une boulangerie, une pharmacie, un traiteur et une poignée de bistrots - étaient d'ailleurs restés ouverts. «Trois croissants achetés, un gilet jaune offert !» plaisantait un cafetier.
Aux abords des Champs Elysées. Photo Boris Allin pour
Libération
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Plus haut sur l'avenue, des gilets blancs dénotaient dans le paysage. Cyrille et Hassan, ambulanciers de profession, se préparaient à intervenir en cas de blessure, bénévolement. Ils étaient partis de Picardie aux premières heures du jour. Hassan : «Quand nous-mêmes on a manifesté en tant qu'ambulanciers, on a vu la violence policière». Mais aujourd'hui, précisait Cyril, leur collègue originaire des Yvelines, tous trois étaient neutres, se mettant simplement à disposition de toute personne qui serait blessée.
«Je sers ces cochons de bourgeois depuis 20 ans, je les connais bien»
Du côté de la gare Saint-Lazare, c'était la même ambiance calme en début de matinée. Pierre, agent de sécurité venu du Val d'Oise, confiait : «J'ai 6 000 euros de dettes, ce n'est pas énorme mais je n'y arrive pas. J'ai recollé mes chaussures pour venir. Même acheter des chaussures est devenu compliqué. J'ai mal aux dents, je n'ai pas de mutuelle alors je prends du Nurofen. Je ne peux même pas m'acheter de lunettes. Mais je suis venu ici en pensant aux femmes et aux enfants en détresse, certaines que je connais ne peuvent même pas acheter un litre de lait.»
Fabienne, gardienne d'immeuble et fille de soixante-huitards, expliquait de son côté : «Je sers ces cochons de bourgeois depuis 20 ans, je les connais bien. Dans mon immeuble, boulevard de Courcelles, en face du parc Montceau, les loyers sont de 8 000 ou 9 000 euros. Aux étrennes, ils ne me donnent que 50 ou 100 euros alors que normalement c'est 10%. Moi je suis payée sur la base du smic, duquel sont retirés les avantages en nature, appartement, eau, chauffage. Cela me fait 900 euros nets, et on m'a dit que c'est ce qui comptera pour la retraite, ce qui me fera à peine plus que le minimum vieillesse.»
Sam, étudiant, avait lui fait le trajet depuis la Belgique : «Je suis venu exprès en bus de nuit depuis Bruxelles pour défendre le référendum d'initiative citoyenne (RIC). Pour moi, c'est la revendication principale des gilets jaunes. Avec le RIC, le peuple pourra voter une loi, l'annuler, révoquer un élu ou changer la Constitution, un peu comme la votation suisse.»
Photo Stéphane Lagoutte pour Libération
En début d'après-midi, à Opéra, où avait lieu le point de rassemblement officiel, la place s'était vidée. Les forces de l'ordre demandaient aux manifestants d'ôter leurs gilets jaunes avant de se disperser.
Au même moment à République, l’appel du «mouvement citoyen des gilets jaunes» aura pour sa part rassemblé quelques centaines de personnes, dont des organisations comme la CGT, Solidaires ou le NPA, mais les troupes se sont rapidement dispersées en direction d’Opéra. Bloquées à Strasbourg-Saint-Denis, elles ont ensuite avancé en direction du Louvre, dont les grilles ont été fermées, avant d’errer dans les rues au gré des blocages des forces de l’ordre.
Parmi elles, Sylvie, 60 ans, croisée à République, venait de Saint-Lazare «où on a été empêchés de manifester». Elle travaille à la mairie de Paris, et a expliqué qu'«à la fin du mois, il n'y a rien». Raymond, 75 ans, proche de la France insoumise, n'a pas hésité à sortir non plus car il est persuadé que «c'est sur la durée qu'on va gagner». Hanane, 35 ans, est aussi partie de Saint-Lazare pour se retrouver aux abord du Louvre. Venue avec le collectif des Femmes en lutte 93, elle voulait mettre en avant la place des femmes et des LGBT dans la lutte. Lucien et Sabine, la soixantaine, n'étaient pas présents les semaines précédentes mais ont été énervés par Macron qui «se moque du monde». Inquiets pour leurs enfants, ils ont suivi le cortège au gré des blocages policiers, pas décidés à rentrer malgré la présence des forces de l'ordre, la désorganisation, et la pluie qui cinglait alors que la nuit tombait.
Les manifestants les plus motivés ont tout de même convergé vers les Champs-Elysées, où la circulation avait été rouverte assez tôt dans la matinée. Si leurs rangs restaient assez clairsemés, quelques-uns avaient commencé, en début d'après-midi, à récupérer au sol des pavés. Quelques heures plus tard, ils seraient évacués avec force lacrymos et canons à eau.
(1) En réalité, la fête nationale du 14 Juillet commémore, au moins autant que la prise de la Bastille, la Fête de la Fédération de 1790, qui est une journée d'apaisement, ndlr.