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«Affaire Sparkling» : charbons baisers de Russie

La femme d’affaires Michèle Assouline accuse un proche de Poutine d’avoir saboté sa boîte de négoce de charbon. Un feuilleton judiciaire sur fond de soupçons d’ingérence russe.
Michèle Assouline, jeudi à Paris. (Photo Martin Colombet. Hans Lucas)
publié le 17 décembre 2018 à 19h46

De l'amitié à la salade franco-russe, il n'y a qu'un pas. Michèle Assouline, femme d'affaires, en a fait l'expérience : «Les Russes sont arrogants mais ont le droit de l'être, car ils sont hyper forts. Ils vous menacent de l'intérieur, dans un climat de peur très bien orchestré.» Bigre. Il n'est pas ici question de diplomatie mais de business, quoique l'un n'exclût pas l'autre. Sa boîte, Sparkling, spécialisée dans le négoce du charbon en Indonésie, aurait été sabotée pour le bénéfice de quelques oligarques russes. La plainte déposée par Michèle Assouline fait désormais l'objet d'une information judiciaire auprès du parquet de Paris pour«faux», «escroquerie», «corruption» et autres délits commis «en bande organisée». Pour son avocat, Francis Szpiner, «les magistrats doivent savoir qu'il y a une véritable guerre économique».

KGB

Depuis 2008,Assouline exploitait une vingtaine de mines à ciel ouvert sur l'île de Bornéo. «En partenariat avec des familles locales, précise-t-elle. Ce n'est pas Germinal.» En février 2015, la SNCF russe, RZD, lui proposait un partenariat : exporter son charbon par le rail, plutôt que par la mer, en construisant une ligne ferroviaire. Cela tombe bien, Sparkling fait alors l'objet d'un litige portant sur 4 millions d'euros avec son transporteur maritime habituel. Les Russes promettent de gérer ce prestataire indélicat et obtiennent au passage toute la comptabilité interne de leur futur partenaire.

RZD est alors présidé par Vladimir Iakounine ; un vieux routier, ancien de l'ambassade de Russie à Washington (d'où le soupçon de son appartenance au KGB, qu'il n'a jamais démenti) et proche de Vladimir Poutine. En outre, il préside l'association Dialogue franco-russe (DFR), dont Assouline fit également partie. Elle se souvient de leur première rencontre à Paris, dans ses locaux : «Débarqué avec six gardes du corps, il avait viré tous les sièges gris de notre salle de réunion car leur couleur ne lui plaisait pas.» Leur conversation, entamée sous l'angle associatif, passe très au vif du sujet : «Let's talk business, now !» Leur projet n'aboutira jamais. Bien au contraire, Sparkling croulera très rapidement sous une avalanche d'assignations en liquidation judiciaire émanant de certains de ses créanciers ou salariés. Michèle Assouline soupçonne son «partenaire» russe d'être derrière ces procédures. Touchée mais pas coulée, la boîte est simplement placée sous procédure de sauvegarde par le tribunal de commerce de Paris. Parallèlement, le bras droit de Iakounine crée plusieurs structures dédiées à l'énergie dans le Sud-Est asiatique.

Assouline n'est pourtant pas femme à se laisser impressionner : vice-présidente du Medef-Paris et conseillère à la mairie de la capitale, elle aussi a ses entrées. Mais se rappelle avec effroi cet homme de main dans son hôtel à Moscou : «Il me menaçait de balancer des vidéos où je serais nue.» Une autre fois, à Paris, elle se fait plaquer au mur par un conseiller de l'ambassade russe : «Vous êtes très belle, ce serait dommage.»

Aujourd'hui, deux anciennes salariées de Sparkling travaillent pour des intérêts russes. L'une pour la chaîne de télé RT (ex-Russia Today), l'autre pour un organisme lié à DFR et sobrement intitulé Ecole internationale protocole et savoir-vivre (EIPS). Aucune n'a souhaité répondre à Libé, si ce n'est pour menacer d'une contre-plainte.

Elles avaient initialement saisi le tribunal de commerce en vue de la liquidation de leur employeur avant de s'en remettre aux prud'hommes. Avec des fortunes diverses : en janvier, le conseil décidait de surseoir à statuer sur la première, dans l'attente des suites pénales de la plainte d'Assouline. Le même jour, les juges acceptaient au contraire de statuer sur la seconde, lui accordant 80 000 euros au motif que son patron ne serait pas en mesure de «démontrer les faits» contenus dans sa plainte. Allez comprendre… Une explication possible : dans un mail, le père de la seconde, avocat de profession, avait cherché à«connaître par avance le nom des conseillers prud'homaux».

Etrange

Devant le tribunal de commerce, on comprend tout aussi mal les assignations déposées par certains créanciers non prioritaires ; la liquidation judiciaire de Sparkling risquant de réduire leurs prétentions à zéro. Même si certaines de leurs interrogations paraissent légitimes : «Sparkling a levé depuis sa création 135 millions de dollars et il n'en resterait plus rien en raison d'un litige de 4 millions ?» Mais un autre mail, d'une créancière à son papa (encore un) résidant en Russie, recevra cette étrange réponse : «Les gens de Saint-Pétersbourg vont rapporter au "maître", celui qui dirige tout, qui possède tout.»

Seule la Société générale, créancier obligataire, et donc prioritaire, aurait une chance de récupérer sa mise en cas de liquidation judiciaire. Un créancier secondaire, signataire lui aussi d'une assignation en liquidation, a avoué avoir «agi sur instruction» de la banque, qui lui aurait en retour «donné les garanties d'être payé». A la justice pénale, désormais, de démêler ce sac de nœuds.