C'est «la seule enquête de cette ampleur», selon l'Institut national des statistiques et des études économiques (Insee). Lancée pour la huitième fois par l'organisme étatique chargé de mesurer les principaux indicateurs économiques français, l'enquête «Conditions de travail», réalisée avec la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail (Dares), existe depuis 1978. Et prend forme tous les trois ans depuis 2013. Son but : «Donner une vision globale» de la vie au travail des actifs occupés. De quoi offrir du grain à moudre aux faiseurs de politiques publiques, là où les «préoccupations actuelles port[a]nt sur la pénibilité du travail, la souffrance au travail et la prévention des risques psychosociaux» sont fortes, précise l'Insee. Selon les résultats de l'exercice 2016, 34 % des salariés sont exposés à au moins un risque physique et 44 % déclarent devoir «penser à trop de choses à la fois».
Au total, entre octobre 2018 et mai 2019, quelque 34 500 ménages, tirés au sort à partir du recensement de la population et du fichier paye de la fonction publique, vont voir débarquer chez eux une enquêtrice ou un enquêteur de l'organisme afin de rafraîchir ces données et de «cerner le travail tel qu'il est perçu par les individus». Pendant une demi-heure, parfois bien plus, tout passe à la moulinette lors de ces entretiens : l'activité, les horaires et l'organisation du temps de travail, les moyens, les risques et la prévention, les contraintes psychosociales, les relations avec le public, le parcours professionnel et familial, la santé. Libération s'est invité dans la voiture d'une des agents de l'Insee sur les routes d'Eure-et-Loir et de l'Essonne.
Chartres, 11 octobre, 11 heures
Chausson aux pieds et cigarette au bec, Michel attend sur le palier de sa petite maison.
«Vous savez pourquoi je suis là, monsieur ?»
lance Nathalie Caubert, ex-ambulancière reconvertie en enquêtrice. L’homme répond par l’affirmative. Et pour cause : en neuf ans, c’est la troisième fois que l’Insee s’invite dans sa salle à manger. Car une fois que l’institut de stats a quelqu’un dans son panel, elle le garde pour plusieurs rounds.
«Je viens vous poser des questions sur votre travail»,
précise l’enquêtrice.
«Mais je ne travaille plus»,
répond le retraité.
De quoi couper court ? Raté. L'ex-balayeur devenu ripeur puis conducteur de camion benne avant de s'arrêter à cause de problèmes de santé se prête sans rechigner au jeu des questions. Ce n'est pas toujours le cas, pointe Nathalie Caubert. «Quand tu passes une porte, tu ne sais jamais ce que tu vas trouver derrière. Certains te voient arriver comme quelqu'un qui s'intéresse à leurs problèmes. Mais beaucoup râlent, et te disent juste : "Mais pourquoi moi ?"» Il faut donc rassurer, sortir sa carte tricolore avec photo, rappeler que les informations sont confidentielles et que toute utilisation à des fins de contrôle fiscal ou de répression économique est interdite par la loi. Quelques-uns restent sceptiques. «Ils ne veulent pas répondre à l'Etat ou doutent, et disent :"Vous avez mon nom, mon prénom, mon adresse et c'est confidentiel ?"» poursuit la contractuelle de l'Insee. Ceux qui refusent de répondre à ces enquêtes risquent une amende, mais l'Insee «préfère jouer sur le caractère civique des gens», souligne Pascal Chevalier, responsable de département.
Michel semble au contraire ravi de parler du boulot qu'il n'a plus. «Est-ce que c'était toujours les mêmes gestes ? C'était machinal ?» interroge son interlocutrice. «Un peu. J'étais obligé de m'arrêter pour me dégourdir les jambes», se remémore-t-il. «Des douleurs ?» «Non.» «Des secousses, vibrations ?» «Oui.» «Des produits dangereux ?» «Rien, à part ma cigarette dans le camion.» «Des tensions avec les collègues ?» «On ne peut pas s'entendre avec tout le monde…»
Parfois, les questions se font intimes, lorsqu'elles interrogent l'état physique et psychique des personnes. «Ma santé, elle est moyenne. Elle n'est pas bonne», souffle l'enquêté. Avant de donner, sur la base du volontariat, son numéro de Sécu. «Cela va permettre de coupler les données de cette enquête à celles de vos remboursements de soins et d'hospitalisation de l'assurance-maladie, pour mieux comprendre le lien entre le travail et la santé», pointe Nathalie Caubert avant de laisser son ordinateur prendre le relais. La voix métallique du logiciel, «le seul qui sera au courant de vos réponses», embraye : «Nous allons maintenant parler de votre vie privée. Y a-t-il quelqu'un sur qui vous pouvez compter pour parler ? Diriez-vous que vous vous êtes senti plein d'énergie au cours des derniers mois ? Lors de votre dernier emploi, diriez-vous que vous avez eu l'occasion de développer vos compétences professionnelles ? Deviez-vous cacher vos émotions ou faire semblant d'être de bonne humeur ?» Pour chaque réponse, Michel n'a qu'à appuyer sur une touche du clavier. Le tout est vite expédié. Au moment du départ, la conversation reprend, un brin informelle. «Conduire, au début ça me manquait, surtout quand je voyais passer un camion benne», dit-il avant de gratifier l'enquêtrice d'une «bonne route».
Chartres, 11 octobre, 14 heures
De retour dans sa voiture après la pause déjeuner, Nathalie Caubet rejoint le pavillon d'un autre Chartrain. Prof de maths, il est pro-sondage, plutôt épanoui dans son métier et n'a pas grand-chose à redire sur ses conditions de travail, si ce n'est des griefs contre le parc informatique. Autant dire que la séance se passe sans encombres. Seul bémol souligné par l'intéressé, le questionnaire est, selon lui, passé à côté d'un ressenti difficile à exprimer : «Au sein de l'Education nationale, le message commence à ne pas être très clair et je me retrouve moins avec l'institution.» «Parfois, tout va bien, puis au fil des questions, les gens te font comprendre qu'il y a un problème, raconte Nathalie Caubet. On sert de soupape.»
Comme avec ce chauffeur routier qui, il y a peu, lui a raconté que son patron l'appelait en permanence, y compris lorsqu'il était sur la route, pour le faire travailler toujours plus vite. Ou cette femme de chambre, sans papiers, qui lui a expliqué être payée de manière très irrégulière par son employeur. «Ce jour-là, ça allait, je n'avais pas de rendez-vous derrière. J'ai pu rester trois heures avec elle. Mais au bout d'un moment, il faut bien partir, pas le choix», dit l'enquêtrice. Après la vague #MeToo, la parole s'est en revanche peu libérée, selon elle, sur les cas de harcèlement moral ou sexuel : «Cette année, je n'en ai pas eu, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. Ça reste tabou.»
Face à de telles situations, elle ne part jamais sans laisser une liste de contacts d'associations et de services d'aide. Quant aux entreprises des personnes sondées, elles seront ensuite interrogées par l'Insee qui leur applique, à toutes, le «volet employeur». «Cela permet de confronter ce qui relève du travail prescrit et ce qui est de l'ordre du ressenti», explique Pascal Chevalier. Mais sans qu'il ne leur soit fait de retour particulier sur les éventuels risques pointés par leurs employés. «L'Insee ne joue pas ce rôle», dit le responsable.
Quelques heures plus tard, la journée se termine par un passage dans une résidence étudiante. Le jeune homme qui ouvre la porte est un peu perdu et taiseux. Nathalie Caubet tente quelques blagues, puis applique un questionnaire ultra allégé. L'étudiant ne travaille pas. «Même pas des petits boulots comme ça, au black ?» demande tout de même l'enquêtrice. «Non», murmure l'intéressé.
Corbeil-Essonnes, 12 décembre, 13 heures
Deux mois ont passé et Nathalie Caubet est toujours sur les routes. Cette fois, en Essonne. A force de multiplier les allers-retours avec sa voiture personnelle, elle est arrivée bien au-delà du «plafond» de kilomètres à partir duquel ses frais sont moins bien remboursés par son employeur. Le sujet est au cœur d'un conflit social à l'Insee depuis le début d'année (lire en fin d'article).
En plein mouvement des gilets jaunes, la question de la mobilité et des transports domicile-travail s'est invitée dans les discussions. Ce jour-là, c'est un autre prof qui répond aux questions de Nathalie. Il vient d'acheter une voiture électrique. «Ça se met, ça, dans votre enquête ?» s'amuse-t-il. Avant de faire les comptes : au lieu de dépenser 120 euros tous les mois en essence, il paye 10 euros d'électricité. Mais pas question de se passer de sa voiture. «Je mets une vingtaine de minutes pour me rendre au collège. Si j'y allais en transports en commun, j'en aurais pour plus d'une heure. C'est à côté, à 13 km, mais c'est tellement mal desservi…» Professeur agrégé dans un collège public, il se dit «privilégié, avec un bon salaire», tout en insistant sur le fait que sa situation ne reflète pas la réalité de sa profession. Il travaille dans un établissement en REP, «mais cela me va, sinon je m'ennuierais». «Des agressions ?» questionne Nathalie Caubet. «Non, en tout cas ça fait longtemps que ça n'est pas arrivé.»
«La personne qu'on vient de voir, elle n'a aucune problématique. Mais à Corbeil, il y a une véritable fracture. En zones sensibles, il y a toute une population au smic, avec des temps partiels sous-payés, des horaires atypiques», liste l'enquêtrice. Parmi ces précaires, beaucoup de femmes, qui «travaillent à 6 heures à Paris et sont debout à 4 heures pour prendre le train.» Avec ces travailleurs, certains items du questionnaire prennent tout leur sens. «Certains évoquent des douleurs, à cause des charges à porter», précise l'enquêtrice. Sans oublier les risques psychosociaux de ces non-diplômés qui évoquent parfois la honte d'avoir, disent-ils, «un "boulot de merde". Ou qui acceptent n'importe quel boulot, et parce qu'ils se savent remplaçables, ne se plaignent guère».
L’institut en plein conflit social
Les conditions de travail de ceux qui enquêtent pour l'Insee sont-elles bonnes ? Depuis le début de l'année, ces contractuels – surtout des femmes – réclament des hausses salariales et un meilleur remboursement des frais kilométriques, notamment au-delà de 10 000 km par an. Sans être en grève, certains font de la «rétention» de questionnaires en les envoyant en décalé. «Ces agents se déplacent avec leurs véhicules personnels, engagent des frais de réparation, d'assurance, d'essence. L'augmentation du prix du carburant a d'autant plus plombé leur budget que les salaires sont bas, à partir de 1 350 euros net, et évoluent peu», note Julie Herviant (CGT). A l'Insee, on explique qu'une réévaluation des salaires est prévue et que des travaux sont en cours avec l'exécutif sur les frais de déplacement.