ll fut un temps – les années 90 – où l’Homme des Yvelines (à l’ouest de la capitale) ne considérait pas toujours l’Homme de Seine-Saint-Denis (au nord de la capitale) comme tout à fait banlieusard. Le premier a parfois excommunié des villes comme Montreuil ou Pantin pour des affaires souterraines : elles avaient un métro, comme n’importe quel autre arrondissement de Paris, ce qui la rendait, quoi qu’elle en dise, proche de la lumière, l’opulence et la débrouille. Cette réflexion, par endroits, tient toujours.
A l'époque, le premier regardait, les autocars rentrer au dépôt, au petit trot, quand le soleil se couchait. Et cavalait dans la gare Saint-Lazare, en tenant son froc par peur de libérer la raie dans la panique, pour attraper le dernier train. Sous peine de tenir le mur d’un Quick jusqu’aux aurores, en alternant la jambe d’appui.
Le second, lui, voyait le premier comme on décrirait une veste réversible, un personnage de Marvel ou une crème dessert vanille-chocolat. Mi-banlieusard, mi-paysan. Mi-gris immeubles, mi-vert forêt. A cause du trajet en train ou en RER, interminable de son point de vue. Comme une diligence dans la neige tirée par deux ânes. Ou bien, c’est simplement l’interprétation des cartes : l’Homme des Yvelines est parfois plus proche de la Normandie que de Paris. Il met jusqu’à une heure pour rejoindre la capitale en voiture – et inaugurer une coupe au gel d’italien du sud dans les beaux quartiers ou manger une crêpe en forme de front. Nagui pourrait en faire un jeu de Noël : «Qui est le plus banlieusard ?»
Coquinerie
Le mouvement des gilets jaunes et l'absence présumée de l'Homme de la périphérie parisienne dépose sur la table une question costaude : qu'entend-on par «banlieue» en 2018 ? Et par banlieusard ? Jusqu'où s'étend-elle ? Et quelles frontières physiques et mentales lui assigne-t-on ? Le Grand Paris s'étale dans l'espace comme le mufle prend deux sièges dans le train. Et Paris 2024 – les Jeux olympiques – est en passe de cuisiner des morceaux entiers de Seine-Saint-Denis.
Cas éprouvé : il arrive toujours que l’Homme de Neuilly-sur-Seine, pourtant extra-muros, échappe à l’appellation de banlieusard – porte-t-il un gilet pare banlieue ? Cas pratique : Eric Drouet, figure du mouvement des gilets jaunes et routier du sud-est de Paris (Melun), est-il considéré, à l’échelle médiatique ou tout bonnement à la vôtre, comme banlieusard ? L’imaginaire étant coquin, cette terminologie, en temps de crise, est plutôt circonscrite aux mêmes : un jeune adulte, en survêtement moulant, dont d’aucuns jureraient qu’il se nourrit de briques à force de barouder dans son ghetto.
Brouillard
Il fut un temps – les années 90, encore – où la culture des quartiers populaires – le sport, la mode, l’art – équivalait, pour des voisins de communes huppées, de la petite et grande couronne parisienne, à un aller simple pour le pays de la délinquance. Des gamins de Neuilly-sur-Seine ou de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) empruntent désormais ces codes-là. Et se les approprient. Peut-être que la banlieue, au sens le plus bétonné du terme, s’étale aussi sur deux sièges dans le train. Au vrai, tout se brouille. Cas de conscience avec un point d’interrogation : le mot «banlieue», journalistiquement, est-il devenu trop complexe, donc cliché ?