Le gouvernement aurait-il confondu urgence et précipitation ? Au terme d’une extraordinaire cascade de couacs et de cafouillages, le Conseil des ministres a approuvé mercredi le projet de loi sur les mesures «d’urgence» annoncées par Emmanuel Macron le 10 décembre, dans son «adresse à la nation». Le texte a été aussitôt déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale, qui doit le voter ce jeudi. Il devrait être débattu et adopté par un vote conforme dès le lendemain au Sénat.
Folle course
Sauf nouvel accident de parcours, ce qui peut difficilement être exclu par les temps qui courent, les promesses du chef de l’Etat devraient donc avoir force de loi avant les fêtes de fin d’année. Engagé dans une folle course de vitesse pour apaiser la colère des gilets jaunes, l’exécutif se sera, à plusieurs reprises, pris les pieds dans le tapis.
Le dernier épisode en date – annulation des mesures censées accompagner la hausse de la fiscalité puis, deux heures plus tard, annulation de cette annulation – est venu conclure, mardi, une longue séquence de tergiversations, inaugurée en fanfare le 27 novembre. Commençant tardivement à prendre la mesure de la colère qui s'exprimait sur les ronds-points, le chef de l'Etat avait annoncé ce jour-là l'organisation d'une «grande concertation» sur la fiscalité écologique et une adaptation des taxes sur les carburants aux fluctuations de prix. Après un troisième samedi de mobilisation et de violences, Edouard Philippe finira par concéder le 4 décembre un «moratoire» sur la taxe carbone, l'une des premières revendications des gilets jaunes. Mais arrivée bien trop tard, cette concession devra, dès le lendemain, être transformée en annulation pure et simple. Selon un haut responsable de la majorité, il avait été envisagé d'annoncer le moratoire dès le 27 novembre. Cela figurait même dans le texte du discours préparé pour le chef de l'Etat. Si ce dernier a finalement renoncé à cette annonce ce jour-là, c'est qu'on aura su le convaincre que la chose était impossible. Ses propres conseillers ? Matignon ? Bercy ?
Tergiversations
A l'Elysée, on refuse de s'expliquer : ce qui se passe en coulisse a vocation à y rester… Mais on ne conteste pas qu'il faille y voir un épisode d'une bataille d'influence entre «technos» et «politiques». Si les premiers avaient le dernier mot au début de la crise, on assure que les seconds auraient désormais pris le dessus. C'est ainsi qu'alors que son ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, assurait le matin même qu'il n'en était pas question, Macron annonçait le 10 décembre que la hausse de la CSG - mesure phare d'une politique censée privilégier le travail - était annulée pour les retraités touchant moins de 2 000 euros par mois.
Mais la technocratie a bon dos. Son poids supposé et sa proverbiale inertie ne peuvent expliquer tous les cafouillages et imprécisions des dernières semaines. Elle n’a par exemple rien à voir avec les tergiversations sur la place de l’immigration dans le «grand débat national» que l’exécutif voudrait installer à partir de la mi-janvier.
Rouleau compresseur
Ravie de voir l'arrogante macronie si manifestement déboussolée, l'opposition s'en donne à cœur joie. Elle dénonce notamment les écarts entre les annonces présidentielles du 10 décembre et le contenu de la loi discutée ce jeudi à l'Assemblée, qui n'accorde 100 euros supplémentaires par mois qu'à un peu plus de la moitié des salariés payés au smic. «Je vous l'affirme : toute personne qui ne dispose que du smic pour vivre […] touchera en janvier 2019 une rémunération de 100 euros net supérieure à la rémunération qu'il touchait en décembre» s'est défendu le Premier ministre, Edouard Philippe, mercredi devant l'Assemblée nationale.
«Il y a un vent de panique à tous les étages : à l'Elysée, à Matignon, à l'Assemblée nationale, tout le monde bouge au gré du vent. Il n'y a plus de ligne qui soit tenue, plus de cap. On a un président de la République qui ne tient plus rien, aujourd'hui», exultait mercredi matin sur RFI le chef de file des députés LR, Christian Jacob. Même enthousiasme chez la patronne du RN, Marine Le Pen : «Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce gouvernement d'experts et d'économistes qu'on nous avait vendu fait preuve d'un amateurisme absolument total. On annonce des mesures et puis on les retire, puis on annonce qu'elles sont rétablies et ce à peu près dans l'intégralité des domaines», a-t-elle raillé sur RTL.
Pour sa défense, la majorité insiste sur les circonstances historiques exceptionnelles auxquelles elle est confrontée. «Ce qu'on est en train de faire secoue tout le système. C'est incroyablement violent. En quelques jours, il a fallu boucler un projet de loi de quatre articles qui ont vocation à avoir des effets concrets, dès le mois prochain, pour des millions de gens», observe-t-on dans le groupe LREM, passablement déstabilisé par le tourbillon des derniers jours. Il ne serait donc pas étonnant, fait-on valoir, qu'il y ait quelques tiraillements, voire quelques oppositions, entre «ceux qui prônent la prudence au nom de la raison budgétaire» et ceux pour qui l'heure est venue de «donner le dernier mot aux volontaristes en politique».
Matignon plaide également les circonstances atténuantes en invoquant le défi sans précédent que représente la mise en œuvre, en moins de deux semaines, des engagements pris par le chef de l'Etat le 10 décembre. «Il faut imaginer le rouleau compresseur sous lequel on est depuis quinze jours», explique l'entourage du Premier ministre. Chaque mesure doit trouver sa traduction législative ou réglementaire, «avec des enjeux financiers énormes». Selon la même source, il n'est pas étonnant, dans ces conditions, «qu'il faille parfois quelques heures pour mesurer la portée politique d'un arbitrage qui paraissait logique».
Coup de fouet
L'Elysée affiche une grande sérénité face à ceux qui s'inquiètent ou s'amusent du chaos gouvernemental et législatif des derniers jours. «Nous y voyons l'effet d'un débat revivifié par les circonstances», assurait mercredi soir un proche du chef de l'Etat. Comme si la crise des gilets jaunes pouvait être, au bout du compte, un salutaire coup de fouet pour ceux qui entendent désormais «faire de la politique». A en croire Bruno Le Maire, même Bruxelles aurait pris la mesure de «ce qui se passe en France». De retour de la capitale européenne, il assurait mercredi avoir «la compréhension» de la Commission.
Macron, lui, était occupé pendant ce temps par le traditionnel goûter de Noël pour les enfants du personnel de l'Elysée, de policiers et militaires ou encore de l'association Solidarité enfants sida. «Alors, monsieur le Président, vous distribuez des cadeaux ?» a demandé une journaliste de l'AFP. «De temps en temps…» a souri le chef de l'Etat. Lui qui s'est souvent défendu, en d'autres circonstances, d'être le père Noël.
photo Denis Allard pour Libération