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Gilets jaunes

Manifestations : des unités mobiles ravivent le spectre des «voltigeurs»

Les agents à moto présents lors des rassemblements, comme celui filmé samedi dégainant son arme de poing face aux gilets jaunes à Paris, fissurent la doctrine de la police visant à limiter les contacts directs depuis 1986 et la mort de Malik Oussekine.
Lors de la manifestation des gilets jaunes, un policier a dégainé samedi son armes sur les Champs-Elysées.
publié le 25 décembre 2018 à 21h16

Tout est allé très vite. La scène, filmée samedi sur les Champs-Elysées par plusieurs personnes, tient en un peu plus d'une minute. Abondamment commentée depuis sur les réseaux sociaux, elle a permis au Premier ministre d'afficher lundi sa «détermination à ramener l'ordre». Samedi, vers 17 h 30, une manifestation sauvage de gilets jaunes descend les Champs-Elysées après une journée de déambulation dans les rues parisiennes. A l'angle de l'avenue Georges-V, quatre policiers à moto forment une ligne et lancent, à tour de rôle, des grenades en direction de la foule. Plusieurs manifestants s'avancent alors vers eux. En quelques instants, le rapport de force semble s'inverser. Des objets volent en direction des policiers. L'un d'eux esquive de justesse un coup au visage, sa moto tombe à terre. Un autre réplique avec un coup de pied.

Au même moment, un agent en train de faire demi-tour revient en soutien, sort son arme de poing et tient en joue des manifestants. Pendant quelques secondes, le spectre d'un mort lors d'une manifestation plane. Le fonctionnaire range finalement son pistolet et sort une matraque télescopique. Un instant plus tard, les policiers prennent la fuite et évitent un drame. «C'est une situation qui se termine bien. Mais elle est révélatrice de la façon dont les choses peuvent dégénérer en quelques instants lors d'une manifestation», réagit le secrétaire général du syndicat de police Unsa, Philippe Capon. Dimanche, le parquet de Paris a annoncé l'ouverture d'une enquête pour «violences volontaires avec arme en réunion sur personnes dépositaires de l'autorité publique». Si cette scène souligne pour certains le sang-froid de ces policiers face à une foule hostile, elle interroge aussi sur les choix stratégiques de la préfecture de police et de la Place Beauvau.

Disperser

Face à un niveau de violences inédit dans la capitale depuis Mai 68, les forces de l'ordre avaient paru dépassées le 1er décembre. Près de 250 barricades avaient été enflammées, 112 véhicules brûlés, 6 bâtiments incendiés. Alors même qu'un volume historique de grenades lacrymo et explosives avait pourtant été utilisées. Sous pression, le ministre de l'Intérieur avait annoncé une révision de la doctrine de maintien de l'ordre, qui prévoit depuis plusieurs décennies d'éviter le contact avec les manifestants. C'est notamment la mort de Malik Oussekine, tué en 1986 par les «voltigeurs», des agents à moto fonçant matraque en main dans la foule, qui avait contribué à consolider cet impératif. Pour éviter un mort lors d'une manif, policiers et gendarmes ont des années contenu les troubles en retardant le plus longtemps possible les charges. Une stratégie désormais fissurée.

L’évolution de cette doctrine est résumée par un acronyme à la préfecture de police : DAR, pour «dispositif d’action rapide». Ces groupes plus légers que les unités spécialistes du maintien de l’ordre (CRS et gendarmes mobiles) ont pour consigne d’aller au contact des manifestants pour disperser au plus vite et interpeller. Parmi ces DAR, on retrouve le groupe moto de la compagnie de sécurisation et d’intervention de Paris. L’utilisation de ces unités rappelle forcément les «voltigeurs», dissous après la mort de Malik Oussekine. Avec une différence cependant, au lieu d’un «bidule», ces policiers sont désormais équipés de fusils à balles en caoutchouc (LBD40) et de grenades explosives. Ils ne foncent donc pas dans la foule mais peuvent se positionner à proximité d’un cortège pour tirer.

Les samedis 8 et 15 décembre, ils étaient ainsi une cinquantaine, «destinés à pouvoir se rendre rapidement en tout point de la capitale pour intervenir en cas de troubles», avait expliqué la préfecture à Libération.

Samedi, ce sont donc quatre policiers du «groupe moto» qui sont envoyés face aux gilets jaunes. Rompus aux interventions de lutte contre la criminalité, ils ne sont pas du tout des spécialistes de la gestion de foule, un savoir-faire à part dans la police et la gendarmerie. La scène des Champs-Elysées est un exemple parfait du risque pris par les autorités en faisant intervenir ce type d’unité.

Hostilité

A l'aide de grenades - trois détonations correspondant à des grenades de désencerclement sont audibles sur la vidéo, une arme qui propulse 18 galets en caoutchouc à très forte vitesse et peut gravement blesser au visage -, ces policiers tentent de disperser la foule. Le 8 décembre, David Dufresne, journaliste et auteur d'un livre référence sur le maintien de l'ordre, avait assisté à une scène similaire : «Trois motos dont une avec deux policiers s'étaient arrêtées, ils avaient lancé des grenades de désencerclement, puis étaient partis tout aussi vite qu'ils étaient arrivés.»

Mais samedi, les policiers ne sont pas parvenus à se replier assez rapidement. Les explosions des grenades provoquent une réaction d'hostilité des manifestants, qui fondent sur les fonctionnaires, peu nombreux. Les «unités constituées», capables de faire face sans tirer à balles réelles, sont trop éloignées. Les quatre motards sont en danger, avec pour seul rempart leur arme à feu. Une situation redoutée par les forces de l'ordre et qui apparaît en contradiction avec la tradition en la matière.

Interrogée à propos de cet événement, la préfecture de police de Paris ne nous a pas répondu. «On considère que l'on est face à des violences urbaines et non plus à une manifestation traditionnelle», expliquait récemment à Libération un haut gradé de la préfecture pour justifier cette nouvelle méthode. La scène des Champs-Elysées résonne comme un avertissement pour les autorités.