A l'évidence, il a changé de style. On l'avait croisé cet été, près de la rue de Rivoli où il habite, en chino et tee-shirt. Cette fois, à la tombée de l'automne, il apparaît vêtu d'un pantalon gris clair et d'un pull ajusté de la même couleur. Le temps des beaux costumes, étroits et sombres, et des cravates fines, qui soulignaient sa silhouette de jeune homme, est passé. Mathieu Gallet n'est plus PDG, il est devenu start-upper. L'uniforme a changé, plus détendu, toujours un peu sage. Le quadragénaire (42 ans en janvier) continue d'attirer les regards. Autour de nous, dans la salle Art déco de la brasserie de la Rotonde, à Montparnasse, où on l'attrape entre deux rendez-vous et avant une représentation du Tartuffe sur les Grands Boulevards, les têtes se retournent sur son passage. Les dames se poussent du coude en le désignant et le serveur, à qui il commande un chocolat chaud, le salue d'un franc sourire.
De «l'entrepreneur», l'ex-patron de Radio France, débarqué fin janvier par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) après sa condamnation judiciaire pour «favoritisme», a appris les mots. La conversation n'a pas débuté depuis deux minutes qu'il disserte sur les difficultés relatives du «seed» (amorçage), du «growth», (croissance) et de la «série A». Autant de mots et expressions qui désignent les stades successifs du financement d'une start-up. Le nouvel environnement de Mathieu Gallet est là, qui a décidé de monter sa boîte après son départ contraint de la radio publique. La société se nomme Majelan. Elle dit ainsi l'envie d'aventure, le désir d'exploration, la mise en danger de soi-même et l'ambition, mondiale forcément. Tant de romantisme… Mathieu Gallet a toujours eu le talent de la communication.
«Garder des mandats»
La petite entreprise n'a encore rien produit - elle se lancera au printemps -, mais elle vient de lever 4 millions d'euros auprès d'un des grands fonds de capital-risque français, Idinvest, et de quelques personnalités du milieu des affaires, dont Xavier Niel (Free) et Jacques Veyrat (Impala). «Moi qui ne connaissais pas le monde des start-up, j'ai compris que c'était très, très bien pour un premier tour de table, commente le cofondateur, associé dans l'affaire à un start-upper de moins de 30 ans, Arthur Perticoz. On imaginait atteindre cette somme en deux fois.» Malgré les déboires judiciaires, le nom de Mathieu Gallet continue de ronfler dans les cercles de pouvoir. La somme récoltée est assez importante pour effacer les doutes qui affleuraient ici ou là : ce projet n'est pas un passe-temps en attendant mieux. «Je suis à full-time, assure-t-il. J'aimerais seulement garder quelques mandats d'administrateur indépendant dans des sociétés.» On ne sait jamais…
Majelan vise à développer «une plateforme dédiée aux contenus audio». C'est-à-dire un carrefour numérique d'écoute des podcasts qui fourmillent dans tous les coins. Le marché est en croissance, aussi foutraque éditorialement qu'immature économiquement. C'est peut-être une bulle, peut-être une fenêtre d'opportunités, peut-être les deux à la fois. L'ex-numéro 1 un de Radio France, maison qu'il a redressée, maîtrise le sujet et veut participer à l'explosion qui se profile. «Majelan est un mix entre Spotify et Netflix», résume-t-il sans embarras. Soit un lieu d'agrégation des podcasts et programmes existant déjà ailleurs, dont ceux des France Inter et autres RTL, et un lieu de production de contenus originaux et exclusifs, plutôt dans la fiction et le documentaire. La première partie sera gratuite, la seconde payante (à quelques euros par mois). «On était partis sur l'idée d'un espace totalement fermé, réservé aux abonnés. Mais nos échanges avec les uns et les autres nous ont convaincus d'avoir une partie ouverte. On veut créer la base la plus large possible et en monétiser une partie.» La difficulté est évidente : il faudra persuader des gens de payer pour avoir accès à de l'audio. La chose est inédite. «On n'en a pas l'habitude. Mais les usages vont vers l'abonnement. On le voit avec Netflix, le streaming musical, la presse. Il faut le tenter.» «Test and learn», disent les start-uppers. Un gros acteur du podcast français est sceptique : «Des contenus exclusifs inédits à la Netflix supposent des niveaux d'investissement élevés, donc un amortissement mondial. Mais en audio, tu ne fais pas de sous-titres, tu n'as que le marché français.»
A lire aussiPodcasts : liberté, égalité, oralité
On aurait plutôt imaginé le dirigeant à la carrière fulgurante, qui semblait avoir pris goût aux positions de pouvoir (se rappeler ses histoires de bureaux, de moquette et de berlines) rebondir dans un grand groupe privé. «Moi aussi, à 40 ans, je me suis mis à mon compte. C'est le moment pour se lancer dans une carrière d'entrepreneur. Ce n'est pas à 55 ans que vous le faites», observe le producteur Fabrice Larue, l'un des investisseurs de Majelan. Mathieu Gallet confie avoir eu des propositions «dans la distribution et la mode». «Mais cette idée de plateforme est venue très vite», raconte-t-il. Dès le printemps, après un mois de vacances en Amérique du Sud, puis une semaine passée en Californie, où il s'est mis à jour sur le marché du podcast. Un déjeuner avec Jean-David Blanc, le patron de la plateforme Molotov, qui fait à peu près pour la vidéo ce que Majelan veut faire pour l'audio, l'a convaincu. «A Radio France, il y a un stock énorme de programmes en ligne mais ils sont difficiles à retrouver pour l'auditeur, se rappelle-t-il. C'était l'une de mes préoccupations quand je dirigeais l'entreprise.» Tout se jouera sur la qualité de «l'expérience client», assure-t-il. Mathieu Gallet enchaîne les rendez-vous pour convaincre les éditeurs de s'associer à lui. Ce jour-là, il vient de toper avec Arte Radio.
Moins froid
Il s'est si vite remis en selle qu'il n'a guère eu le temps de sentir le grand vide du PDG déchu. «J'ai reçu tellement de messages après mon départ, j'avais tellement de gens à voir que mon agenda était plein. Je n'ai pas eu ce moment où, quand tu te lèves le matin, tu regardes ton Outlook et il n'y a rien. Comme lorsque tu quittes un cabinet ministériel…» Il aurait donc laissé Radio France derrière lui sans difficulté ni aigreur ? «Le départ a été assez violent», concède-t-il, assurant ne pas être dans un esprit de revanche- «ce n'est pas mon mindset». L'argent, explique-t-il, a été un souci. Mandataire social, il n'avait pas le droit au chômage et l'assurance qui devait le couvrir en cas de départ forcé l'a planté (ils sont en procès). «Je n'ai pas de provisions hallucinantes et je dois rembourser mon appartement. Il a fallu que j'emprunte à des proches. Les gens n'y croyaient pas…» On n'ira pas jusqu'à le plaindre. Mais en l'écoutant, on le trouve moins distant, moins froid qu'au temps de sa splendeur. «Cette histoire l'a peut-être changé, observe l'ex-journaliste de Radio France Pascale Clark, qui a lancé le studio de podcasts payants Boxsons, actuellement en pause faute d'un nombre suffisant d'abonnés. Il se permet d'être plus humain. Quand on est PDG, on est dans une sphère qui implique d'être très sûr de soi.»
Poussé dehors par le gouvernement après sa condamnation à un an de prison avec sursis et 20 000 euros d'amende pour des irrégularités dans des marchés publics à l'INA (qu'il a dirigé de 2010 à 2014), finalement débarqué par le CSA, il ne voulait pas quitter Radio France et a essayé de s'accrocher. Il n'a pas renoncé à être blanchi. Il a tenté de faire annuler sa révocation par le CSA devant le Conseil d'Etat, qui lui a donné tort le 14 décembre. Il assure ne pas avoir «ressassé le procès» de novembre 2017, qui avait mal tourné. Mais est très loquace sur le sujet. «J'ai vite compris comment ça allait se passer, au vu de la tenue des débats. La procureure ne m'a posé aucune question ! L'affaire m'a rapidement semblé réglée d'avance.» Il continue de se défendre, explique que les faits qui lui sont reprochés sont «des erreurs, des négligences, une succession d'inattentions. Mais considérer que c'était intentionnel parce que j'ai fait de bonnes études et que j'ai eu une belle carrière… Cela me choque.» On doit l'entreprendre plusieurs minutes pour l'entendre formuler un regret : ne pas avoir fait témoigner Denis Pingaud à la barre. L'incompréhension par le tribunal du rôle de cet ancien conseiller chèrement rémunéré par de l'argent public, pour une mission aux contours élastiques et mal définis, a fait basculer le tribunal.
Ayant fait appel de la décision, il aura le droit à un second procès, sans doute pas avant le deuxième semestre 2019. S'il gagne, il pourrait rêver de nouveau à de hautes fonctions dans le service public. Comme le poste de super-PDG de l'audiovisuel public fusionné, s'il existe un jour ? Ou l'Opéra de Paris, dont on lui prête souvent l'envie ? «Non… Les gens ont fini par oublier que je viens de l'entreprise, que je ne suis pas énarque», dit celui qui a d'abord bossé pour Pathé et Canal + avant de bifurquer vers les cabinets ministériels. Et puis, l'agilité de la start-up lui plaît. Alors l'inertie des grandes boîtes… Il n'est pas pressé d'y goûter encore, dit avoir vraiment envie d'autre chose. Pendant cette discussion, il a cette formule, sortie un peu artificiellement, comme s'il avait l'habitude de la répéter depuis des mois à ses interlocuteurs : «Je n'oublie rien mais je regarde devant.»