Il a presque disparu, fuyant honneurs et médias, se limitant à ses strictes obligations de terrain. Depuis de longs mois, Philippe Barbarin, cardinal de l’Eglise catholique romaine et archevêque de Lyon, l’un des prélats les plus puissants de France, se fait extrêmement discret. Le 9 avril 2018, il n’était pas au collège des Bernardins, à Paris, pour assister à l’événement politico-religieux de l’année, le discours du président de la République, Emmanuel Macron, au monde catholique, ce qui aurait été, en d’autres temps, sa place. Il n’était pas non plus, à Oran en Algérie, le 8 décembre, pour la béatification des moines de Tibéhirine, un lieu auquel il est particulièrement attaché et où il s’est rendu dans le passé. Philippe Barbarin est devenu un symbole honni, celui du hiérarque catholique sourd et aveugle aux victimes d’abus sexuels dans l’Eglise. En cause : sa calamiteuse gestion de l’affaire Preynat qui a éclaté publiquement en janvier 2016, mettant en cause un prêtre très charismatique de son diocèse, accusé d’avoir agressé une soixantaine de jeunes scouts dans les années 70 et 80.
A Lyon, la justice va contraindre ce lundi Philippe Barbarin à sortir de sa (presque) retraite, imposée par le maelström mondial qui frappe l'Eglise, mise en cause dans le scandale de la pédophilie (1). Avec cinq autres prévenus, d'anciens collaborateurs, dont deux sont devenus depuis évêques, il comparaît devant le tribunal correctionnel de Lyon pour non-dénonciation d'agressions sexuelles et non assistance à personnes en péril, des infractions passibles de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amendes. Dimanche, à la veille de son procès, l'archevêque de Lyon a d'ailleurs transmis un message lors des vœux du diocèse de Lyon : «Pour la première fois je ne viens pas vivre avec vous cet après-midi de joie au milieu de notre fraternité dicocésaine. Il m'a semblé plus juste de ne pas prendre part à une manifestation de cette ampleur à la veille de journées graves que je confie à votre prière. […] Demandons au seigneur que s'accomplisse le travail de la justice, demandons lui aussi qu'il guérisse tout ce qui doit l'être, dans le coeur des victimes d'actes de pédophilie aussi injustes que terribles.»
Pour l'institution catholique, l'affaire est grave et fort embarrassante. Le Vatican, invoquant l'immunité diplomatique, s'est d'ailleurs opposé, à l'automne, à la comparution lors de ce procès du cardinal Luis Ladaria Ferrer, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (l'ancienne Inquisition). Ce très haut responsable de la curie romaine a pourtant été en contact, dès l'automne 2014, avec Philippe Barbarin au sujet de l'affaire Preynat. «C'est totalement impardonnable, s'insurge Me Nadia Debbache, avocate des parties civiles. Il y a, c'est clair, la parole et les actes. Le pape François affiche sa détermination à combattre la pédophilie, en faisant l'une de ses priorités. Mais, en même temps, le Vatican refuse d'assumer ses erreurs et ses responsabilités.»
Errements passés
Dans les affaires de pédocriminalité qui frappent l’Eglise catholique, le procès de Lyon est emblématique. Jusqu’à présent, aucun n’a eu cette ampleur, autant par le nombre de prévenus (six en tout) que par la figure du cardinal Barbarin. La France est d’ailleurs l’un des très rares pays, avec les Etats-Unis, à avoir déjà jugé des évêques parce qu’ils avaient omis de dénoncer à la justice des clercs pédophiles. En novembre dernier, André Fort, l’ancien évêque d’Orléans, a été condamné à huit mois de prison avec sursis pour n’avoir pas signalé au procureur les agissements de l’abbé Pierre de Coye de Castelet, des attouchements lors d’un camp de vacances en juillet 1993. Il n’a pas fait appel.
En Australie, secouée ces dernières années par des scandales à répétition, c’est le numéro 3 du Vatican, George Pell, qui vient d’être reconnu coupable d’agressions sur mineurs. Chargé des affaires économiques à Rome (le pape lui avait demandé de remettre de l’ordre dans les finances troubles du Saint-Siège), il est pour le moment suspendu de ses fonctions. Toutefois, la justice australienne, qui prononcera la condamnation en février, a imposé le silence à la presse à propos de cette sanction. Pell doit en effet être à nouveau jugé, cette fois pour sa mauvaise gestion de cas de prêtres pédophiles, et les magistrats australiens ne souhaitent pas que la première condamnation influence le procès à venir.
Proche lui aussi du pape, Philippe Barbarin, qui a toujours eu le soutien du Vatican, est le deuxième cardinal à avoir à répondre devant la justice des hommes dans la crise de la pédophilie dans l'Eglise. Même si chacun s'en défend (y compris parmi les parties civiles) il s'agit bien, à Lyon, du procès des errements passés et des graves manquements de l'Eglise. «C'est vrai que mon réveil a été tardif. Si j'avais été en relation directe plus tôt avec des victimes et que j'avais vu la gravité des dégâts, je me serais dit : il faut agir immédiatement», avait admis Barbarin, en décembre 2016, dans une interview au Parisien, en forme de mea culpa. Cette repentance, au fond, n'a jamais vraiment convaincu les victimes de Bernard Preynat, qui ont toujours considéré qu'elle était de circonstance.
Depuis le début du scandale, l'attitude et les propos du cardinal Barbarin ont à plusieurs reprises choqué. «Grâce à Dieu, la majorité des faits sont prescrits», avait-il ainsi lâché, lors d'une conférence de presse à Lourdes, le 15 mars 2016, à propos de l'affaire Bernard Preynat. Cette déclaration avait soulevé un tollé considérable y compris dans les rangs du gouvernement. Le Premier ministre de l'époque, Manuel Valls, l'avait même incité à «prendre ses responsabilités». «Les propos du cardinal Barbarin avaient énormément blessé celles et ceux qui ont subi des abus sexuels ; ces personnes s'étaient senties niées», raconte, de son côté, Pierre Vignon. Très investi auprès des victimes d'abus dans l'Eglise, ce prêtre du Vercors, juge à l'officialité de Lyon (le tribunal interne à l'Eglise), a demandé publiquement, en août dernier, la démission du prélat. Cela lui a valu d'être sanctionné et démis de ses fonctions. La lettre ouverte du prêtre réclamant le départ de l'archevêque avait été soutenue par une pétition signée par plus de 100 000 personnes.
Engagement non tenu
«Depuis le début de l'affaire, il y a eu un incroyable lynchage du cardinal Barbarin. Les éléments à décharge ont rarement été portés à la connaissance du public», regrette l'un de ses avocats, Me Jean-Félix Luciani, bien décidé à obtenir la relaxe de son client. «Il ne faut pas ajouter une nouvelle injustice à l'injustice», plaide-t-il. Le cardinal Barbarin et ses cinq coprévenus avaient-ils la possibilité et l'obligation de dénoncer à la justice les agissements du père Bernard Preynat ? Ont-ils mis en danger d'autres enfants en ne le faisant pas ? Le tribunal correctionnel de Lyon va examiner ces deux questions centrales au cours des trois jours d'audiences. C'est un débat juridique complexe qui s'annonce, à travers les plaidoiries d'une dizaine d'avocats.
Sur les faits récents, le diocèse de Lyon a, lui, été alerté dès 2011 des agissements passés du père Preynat. Vingt ans plus tôt, les parents d’une des victimes avaient obtenu qu’il quitte les fonctions qu’il exerçait à la paroisse Saint-Luc de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône) et l’assurance qu’il ne serait plus au contact d’enfants. Cet engagement n’a pas été tenu, loin de là, par les successeurs du cardinal Albert Decourtray qui avait traité l’affaire en 1991. Au fil des années, Bernard Preynat s’est même vu confier des responsabilités, continuant aussi à organiser des colonies de vacances, une négligence grave et incompréhensible…
Auparavant évêque de Moulins (Allier), Philippe Barbarin a pris ses fonctions à l’archevêché de Lyon en septembre 2002. A quel moment a-t-il été alerté du comportement déviant du père Preynat dans les années 70 et 80 ? Il a lui-même reconnu qu’il avait eu des informations (peu documentées, selon lui) en 2007-2008. Pour les parties civiles, il serait très vraisemblable qu’il ait été informé bien avant. A son arrivée dans le diocèse de Lyon, il avait effectué l’un de ses premiers déplacements à Cours-la-Ville, la paroisse où officiait Preynat à l’époque. En 2011, il le reçoit à l’archevêché ; le prêtre l’assure alors qu’il n’a rien commis de répréhensible depuis 1991. Selon ses dires, Barbarin l’aurait alors cru…
Trois ans plus tard, l’affaire redémarre. Alexandre H., une ancienne victime de Preynat, découvre à son tour que l’abbé est toujours en fonction et toujours au contact d’enfants. Le 17 juillet 2014, il écrit au directeur de la communication du diocèse, Pierre Durieux (l’un des prévenus), et demande à rencontrer Barbarin. Tout traîne pendant des mois. Le cardinal ne reçoit Alexandre H. qu’en novembre et, en août 2015, il relève définitivement de ses fonctions le prêtre pédophile après qu’une plainte a été déposée contre lui.
Symbolique à plus d'un titre, le procès de Lyon aura d'importantes conséquences. Si les six prévenus étaient condamnés, cela signifierait qu'un nombre non négligeable de responsables de l'Eglise pourraient, à leur tour, être inquiétés. Déjà, en novembre, la condamnation de l'ancien évêque d'Orléans André Fort a envoyé ce signal. Les victimes d'abus dans l'Eglise y seront attentives. «J'attends du cardinal Barbarin une parole vraie, nous confie anonymement l'une d'entre elles. Je souhaiterais qu'il reconnaisse qu'il s'est tu et que ce n'était pas bien.»
(1) Une première plainte pour non-dénonciation contre Barbarin avait été classée sans suite en août 2016. Les parties civiles avaient poursuivi leur action via une procédure de citation directe.