Longue nuit pour les dirigeants et membres du conseil d'administration de Renault. Compte tenu du décalage horaire avec Tokyo, l'audition tant attendue de Carlos Ghosn, PDG déchu de Nissan et toujours patron en titre du constructeur automobile français, était programmée dans la nuit de lundi à 2 h 30 du matin. Les images de la première apparition publique du «prisonnier» Ghosn, seront scrutées et décortiquées de toute part. Tant sur la forme : à quoi ressemble-t-il après sept semaines de prison ? Que sur le fond : comment va-t-il se défendre des accusations de malversations financières dont il fait l'objet ? Depuis le 19 novembre, date à laquelle le big boss de l'alliance Renault-Nissan a été interpellé à l'intérieur même de son avion privé par les hommes du procureur de Tokyo, pour «dissimulation de revenus» et «abus de biens sociaux», il n'a pas eu la moindre expression publique. En outre, aucune photo n'a filtré de sa détention.
Avenir en suspens
A Paris, le silence des instances patronales sur cette affaire a d'ailleurs été assourdissant. Contacté par Libération, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, n'a pas réagi. Pareil pour l'Association française des entreprises privées (Afep), qui réunit les gros calibres de l'économie française, dont évidemment Renault. Seuls deux patrons français ont brisé l'omerta : Thierry Breton, le PDG d'Atos, et Sébastien Bazin, numéro 1 du groupe Accor. Celui-ci déclare à Libé : «Tout le monde lui tombe dessus et j'ai horreur qu'on frappe ceux qui sont à terre. Personne aujourd'hui ne se souvient de ce qu'il a fait depuis vingt ans. Et s'il a commis des erreurs, il ne pouvait pas jusqu'à présent s'exprimer.»
Cette audition de Carlos Ghosn marque aussi une étape cruciale pour les conséquences en France de l’accusation nouée au Japon. Jusqu’à présent, l’Etat, actionnaire de référence de Renault (à hauteur de 15 %), le conseil d’administration ou encore la direction générale du constructeur, n’ont pris aucune décision déterminante. Nommé directeur général par intérim, le numéro 2 de Renault, Thierry Bolloré, a été chargé d’expédier les affaires courantes. En revanche, l’avenir de Carlos Ghosn à la tête du groupe reste en suspens.
Cet attentisme commence d'ailleurs à sérieusement énerver les syndicats. «Notre administrateur a interpellé la direction de Renault par écrit et verbalement durant le conseil d'administration. Il n'a pas eu la moindre réponse. Soit la direction considère que Carlos Ghosn n'a rien à se reprocher, ou alors, elle estime que les éléments à charge sont suffisamment confondants et elle en tire les conclusions», estime le délégué central CGT, Fabien Gache. Même sentiment du côté de l'encadrement : «On ne peut pas, du côté de Renault, faire fi de ce qui est reproché à Carlos Ghosn et en même temps réfléchir à l'avenir de l'alliance Renault-Nissan», relève Bruno Azière délégué CFE-CGC. Sans compter que l'avenir des relations entre le constructeur français et son associé japonais pourrait avoir des conséquences sur la production de voitures en France. L'usine Renault de Flins fabrique 140 000 Nissan Micra par an et emploie 4 000 salariés permanents et intérimaires. C'est sans doute pour sauver l'alliance Renault-Nissan, menacée par les Japonais, que le gouvernement et les dirigeants de Renault font profil bas.
Lâchage en règle
Cette position est toutefois difficilement tenable, quel que soit le résultat de l’audition de Carlos Ghosn. Depuis plus de quinze jours, les dirigeants de Renault ont reçu, via les avocats de Nissan, les éléments à charge contre le patron franco-libano-brésilien. Il leur est donc de plus en plus difficile de plaider l’ignorance du dossier. D’autant qu’à Tokyo, l’accusation ou Nissan, voire les deux, ont savamment distillé à la presse japonaise des éléments choisis du dossier sous forme de mails et de confidences. Des fuites uniquement à charge contre l’actuel PDG de Renault. Que ce soit sur l’utilisation et le financement des résidences qu’il occupe, ou les montages qui auraient été imaginés pour le rémunérer via la société de Renault-Nissan installée à Amsterdam.
C'est sans doute pour cette raison que Bruno Le Maire a annoncé ce week-end qu'il demandait une enquête sur les rémunérations versées par cette structure hollandaise à tous les dirigeants de Renault qui y siègent. Ils sont quatre dans ce cas. Faudrait-il y voir un début de volte-face de l'Etat actionnaire ? Après avoir privilégié la présomption d'innocence et la situation fiscale correcte de Carlos Ghosn, au regard de l'administration française, le ministre de l'Economie se prépare-t-il à un lâchage en règle du PDG de Renault ? Au cabinet de Bruno Le Maire, on murmure «qu'au-delà du 11 janvier [date du prochain examen du dossier par la justice japonaise, ndlr], si Carlos Ghosn est toujours en détention, le statu quo à la tête de Renault sera difficile à maintenir».
Deux rendez-vous d'importance attendent en outre la firme au losange. Le 14 février, les résultats de l'année 2018 seront présentés. Et le 12 juin, l'assemblée générale des actionnaires se réunira. Deux grands moments pour l'entreprise qui voyait habituellement Carlos Ghosn jouer les maîtres de cérémonie. On imagine mal qu'il sera encore aux commandes à cette date. Plutôt silencieuse depuis le début de l'affaire, Mariette Rih, déléguée centrale FO de Renault, laisse maintenant deviner une certaine impatience : «Ça commence à devenir urgent que l'on sorte de cette situation et que l'on clarifie les choses.» Un sentiment visiblement dominant dans les bureaux du siège, à Boulogne-Billancourt, comme dans les usines.