Deux ans ferme. C'est la peine pour «adultère» purgée au Maroc par Hind el Achchabi, femme d'affaires marocaine de 40 ans et mère de trois enfants âgés aujourd'hui de 2, 3 et 11 ans. Libération avait raconté son histoire en avril 2017 alors qu'elle était en détention dans une prison de Salé, ville voisine de la capitale, Rabat. On la retrouve fin décembre quelques mois après sa sortie, dans le cadre du Royal Mansour, un hôtel de luxe de Marrakech adossé à des remparts et pensé comme une médina, où elle occupe le riad d'honneur.
Le majordome appelé par une clochette nous fait traverser le patio du Royal Mansour et sa fontaine, bordés de zellige et de matériaux rares sous de belles arcades jusqu'au riad où Orna Goussinski, la femme d'un oligarque russe, nous reçoit. Au bout d'un certain temps, la propriétaire de la compagnie aérienne marocaine Dalia Air apparaît, élancée sur ses escarpins.
Les cheveux châtains encadrant son visage aux traits fins, elle a l'air tendu dans son fauteuil et réclame sa sœur. Droite comme un i, elle commence par assurer qu'elle a «confiance en notre justice marocaine». Malgré ce qu'elle a traversé, elle considère que c'est «monsieur Marafi [son ex-mari, ndlr] qui a induit la justice en erreur». Elle poursuit sur sa lancée, le bras droit replié contre son ventre, en évoquant le roi : «Le roi du Maroc soutient les investisseurs et moi, j'en suis une. Je suis à 100% avec le roi et la famille royale.» D'abord frileuse à l'idée d'exposer une nouvelle fois sa vie privée qui avait largement fait le tour de la presse y compris people, Hind el Achchabi s'ouvre un peu plus une fois ce cadre patriote posé.
Peine quasi maximale
Parce qu'elle se tisse autour du Koweït, du Maroc, du Mali, des Etats-Unis et mêle les affaires et la diplomatie à des histoires d'adultère et de polygamie, son histoire rocambolesque a fait scandale dans le royaume. L'affaire est complexe. L'accusation d'adultère vient en fait de l'«ex-mari» d'el Achchabi, Sadiq Marafi, ambassadeur koweïtien en poste à ce moment-là à Vienne. Ils s'étaient mariés en mars 2013 selon le rite chiite Jaafari avant que Hind el Achchabi demande le divorce en août 2014. Acté selon elle, inexistant d'après lui. Sauf que le divorce en question tout comme le mariage ne sont enregistrés nulle part à l'état civil.
Un an et demi après leur séparation, le diplomate porte plainte contre el Achchabi dans un commissariat au Maroc alors qu'elle a refait sa vie comme deuxième épouse de Mohsine Karim-Bennani, un Marocain connu dans les milieux d'affaires casablancais avec qui elle a eu deux petites filles.
A l'issue du procès, la justice marocaine ne reconnaît ni le divorce de el Achchabi avec Marafi ni son remariage avec Bennani qui avait eu lieu au Mali. Elle donne raison à Marafi et envoie Hind el Achchabi derrière les barreaux en août 2016 pour «adultère», dix jours seulement après la naissance de sa deuxième fille, un bébé confié à sa famille. Par cette décision, la justice marocaine rend légitime le mariage entre el Achchabi et Marafi. «Ce qui est le plus problématique dans cette histoire, c'est que le Maroc, avec la jurisprudence el Achchabi, reconnaît le mariage chiite sur son territoire sans besoin d'être enregistré» constate son avocat Sévag Torossian.
En somme, nous sommes face à plusieurs aberrations juridiques dès lors que les mariages, comme le divorce ne sont pas officiellement enregistrés à l'Etat civil marocain. L'accusation d'adultère ne devrait pas être fondée non plus.
Voir une personnalité qui fréquente les hautes sphères au Maroc écoper de la peine quasi maximale pour adultère est un vrai choc. Car si le délit est inscrit dans l'article 491 du code pénal marocain – «est puni d'emprisonnement d'un à deux ans toute personne mariée convaincue d'adultère. La poursuite n'est exercée que sur plainte du conjoint offensé» –, les peines prononcées pour adultère sont rarement aussi sévères.
Maintenant qu'elle a retrouvé sa famille et repris son travail, el Achchabi a l'intention de prouver son «innocence». Elle avait rencontré Marafi par des relations en commun. «Nous n'avons jamais eu d'affaires ensemble, contrairement à ce qui a été dit, mais les mêmes fréquentations : j'étais très proche de la famille royale koweïtienne», précise-t-elle. Pendant sa détention, Marafi a lancé une procédure de divorce : el Achchabi est donc légalement divorcée. En revanche, la reconnaissance de son mariage avec Mohsine Karim-Bennani est toujours en suspens et devrait, selon l'avocat, être tranchée avec l'arrêt de la Cour de cassation prévu pour le 30 janvier.
Lors de son séjour en prison, elle tient à dire qu'elle n'a pas eu de traitement de faveur et que la séparation avec ses enfants et son bébé a été terrible. C'est sa sœur Nezha el Achchabi qui s'occupait d'eux en son absence, à cheval entre le Connecticut, où les deux grands habitaient, et le Maroc pour le bébé. La voix tremblotante, elle ajoute qu'elle a vécu l'équivalent de dix ans de vie depuis le début de cet engrenage mais qu'elle reste combative grâce à sa foi et sa piété.
«Une question d’ego»
Quand on l'interpelle au sujet de cette loi sur l'adultère, el Achchabi réaffirme qu'elle en a fait les frais injustement : «Comment peut-on m'accuser d'adultère alors que je vis avec un homme et que nous avons eu deux enfants. Je n'aurais pas pu me cacher et même si je l'avais voulu, les gens me connaissent au Maroc.» Sans commenter la loi en elle-même, elle regrette que «les hommes et les femmes s'en servent pour se venger de leur conjoint(e)». Et ajoute : «Je n'ai pas honte parce que je sais que je n'ai rien fait de mal.» Après un moment de silence, elle se revendique «féministe», très touchée par la condition des femmes marocaines et confie, cette fois dans sa langue maternelle : «J'ai été mariée à un homme qui n'arrivait pas à se séparer de moi et a réussi à me piéger. C'est toujours une question d'ego : quand la femme veut partir, l'homme ne l'accepte pas.» Pour prolonger son combat, Hind el Achchabi, qui refuse de s'ériger en «victime», compte relancer en 2019 son magazine féminin Illi («ma fille», en berbère), disparu des radars pendant sa détention, avec une version arabe pour s'adresser aux femmes de toutes les couches sociales.
La businesswoman, la plus jeune d'une fratrie de neuf, a grandi à Rabat. Son père était un homme d'affaires qui avait une usine de sabots, sa mère était femme au foyer. Après des études en management à Londres, elle se lance dans l'import-export à 21 ans via el Achchabi Company avant de bifurquer vers l'aviation, un secteur où elle a senti bon d'investir au Maroc. Aujourd'hui, elle est à la tête de son groupe Dalia Développement, qui englobe l'aviation d'affaires ainsi que l'immobilier et le luxe. Mais si sa compagnie d'aviation privée Dalia Air se maintient à flot malgré sa longue absence, d'autres affaires souffrent. La banque vient de la contraindre à vendre Roberto Cavalli, une des franchises sur lesquelles elle avait l'exclusivité. Celle qui a repris le travail une semaine à peine après sa sortie de prison, très attachée à ses affaires, appelle aussi les Marocaines à se battre pour leur «indépendance financière», persuadée que c'est le seul moyen de se libérer au Maroc.
Deux ans après, cette histoire a eu un tel retentissement par rapport aux autres affaires dites d’adultère qu’elle aurait pu provoquer un débat national sur cette loi qui détruit des vies et des familles. Au lieu de ça, elle est restée calfeutrée au rayon fait divers, suscitant des vagues d’indignation ponctuelles. Jusqu’à quand ?