C’est un bâtiment austère, un cube jaunâtre niché près d’une zone commerciale à Créteil, à une quinzaine de kilomètres au sud de Paris. C’est ici que, chaque jour, entre 150 et 200 usagers viennent s’informer ou régulariser leurs impôts.
Depuis l'entrée en vigueur du prélèvement à la source, c'est nettement plus. «Il y a toujours du monde», reconnaissent Carole et Nadine (1), deux contrôleuses du centre des finances publiques. «Ici, plus de 50 % des usagers ne paient pas d'impôts sur le revenu, c'est un public en grande difficulté économique et culturelle», concède la première. Mais preuve que l'impôt, les revenus, l'argent et le niveau de vie sont au cœur des préoccupations des Français, «certains viennent quand même, juste pour poser des questions».
Pourtant, sur fond de réductions des effectifs de la fonction publique et «faute de moyens», seules deux personnes sont chargées d'accueillir le public à l'entrée du centre, creuset de toutes les attentes, fiscales et sociales. Résultat, des files d'attente interminables, qui s'allongent encore avec l'arrivée du prélèvement à la source en janvier. «On a vu d'abord l'effet de la taxe d'habitation. Avec ce qu'ils avaient entendu, certains pensaient qu'ils n'auraient rien à payer», raconte Carole, qui décrit une tension et des incidents quotidiens, notamment depuis le mouvement des gilets jaunes qui a remis l'impôt au centre de l'actualité.
Valse-hésitation
«Il y a peu, une personne s'est mise à genoux au milieu de l'accueil. Un autre a posté la vidéo sur Twitter. Ça intervenait après une série d'agressions et d'insultes. Tout le centre a cessé de travailler pendant une journée pour demander à la direction que l'on puisse avoir un vigile», relate la contrôleuse. Entre pressions et détresse sociale, certains usagers ont même refusé de sortir du bâtiment alors que retentissait une alarme incendie : ils ne voulaient pas perdre leur place dans la file. Cela peut aller encore plus loin. «En 2012, un homme est venu se suicider avec son arme devant l'accueil. Ça reste en mémoire», rappelle Lysiane Louis, secrétaire départementale de FO.
Le prélèvement à la source dans ce contexte ? Une nouvelle épine dans le pied, rien de plus, assurent les trois femmes, résignées. Un manque de recul surtout. «La note d'information est très épaisse et elle est sortie très tard. Et la deuxième vague de formation a eu lieu courant décembre, ce qui a laissé peu de temps», note la syndicaliste. Elles redoutent que cette réforme, finalement maintenue par l'exécutif après une valse-hésitation en septembre, ne vienne encore accentuer la pression. «Les usagers considèrent que les fonctionnaires sont payés à rien foutre. Qu'on leur doit tout parce qu'ils disent payer nos salaires avec leurs impôts», peste le duo de contrôleuses. Partout en France, d'autres fonctionnaires épuisés partagent le ras-le-bol de Carole et Nadine.
Au lendemain du nouvel an, le standard téléphonique du numéro spécial dédié au prélèvement à la source a sauté : complètement saturé d'appels de contribuables inquiets. «Ça fait des mois qu'on dit aux gens de revenir en janvier : on est assaillis», admet Christophe (1), contrôleur des impôts dans le nord de la France. Dans son centre, jusqu'à 600 personnes sont accueillies chaque jour : surtout «des retraités, des personnes avec de faibles revenus», décrit le contrôleur.
«Certains découvrent que le taux prélevé est trop élevé et que les employeurs ne sont pas sanctionnés s'ils ne le modulent pas à la baisse cette année, donc ces personnes risquent de récupérer leur argent seulement l'année prochaine. Je vous laisse imaginer… On a l'habitude, on essaye de les calmer», poursuit-il. Pour lui, la mise en application du prélèvement s'est faite «très à la va-vite» : «On découvre le logiciel en même temps que les gens, on apprend sur le tas.»
«Colère»
En poste depuis peu, Christophe se pose la question de l'intérêt même de cette réforme. Pour lui, c'est simplement une «avance de trésorerie» pour l'Etat : «C'est dix fois plus compliqué pour les usagers et pour nous. Certaines personnes, on sait très bien qu'ils ne paieront pas d'impôt au final mais leur taux a déjà été calculé, donc ils sont prélevés. Dans la globalité, les gens avancent de l'argent. On ressent la colère monter chez les fonctionnaires aussi. Le prélèvement à la source pourrait être l'étincelle qui allume la mèche.» Pour que tout soit plus simple pour tout le monde, Carole aurait préféré, elle, que le prélèvement se fasse à taux fixe, comme en Allemagne. Lasses d'être prises entre le marteau et l'enclume, Carole et Nadine ont demandé leur mutation pour septembre. Dans un autre service, loin de l'accueil des usagers et de leur quotidien.
(1) Les prénoms ont été modifiés.