Elle est, depuis son enfance, amoureuse des rochers et des mots. Des parois verticales qui font écho aux lignes horizontales dont elle remplit ses cahiers d'écolière, assise en tailleur sur un bloc de pierre ou couchée le long d'une vire face au vide. Des voies de granit ou de grès qu'elle célèbre d'une voix claire et presque enfantine en déclamant poèmes et dissertations sur la vie, l'escalade, la nature… «J'aime bien le mot "adhérence". Il résume tout. Il contient l'errance qui donne à voir les déserts solidifiés de pierre… Adhérer, c'est se fondre, ne faire qu'un, s'abandonner à ce qui nous dépasse.»
Pour l'heure, toute menue et souriante dans la salle de réception de l'hôtel particulier des éditions Gallimard, elle a quitté ses hautes sphères pour la promotion d'un premier roman à 42 ans, Habiter le monde, publié après un récit de voyage, une belle biographie (A la verticale de soi, Guérin 2016) et nombre de vidéos d'aventure. Le livre débute par la mort en montagne du compagnon de la narratrice, elle-même bonne grimpeuse. Une angoisse latente exorcisée par l'écriture ? «Non, non, ce n'est pas du tout Arnaud ! Je n'ai pas du tout envie de le faire mourir ni d'en finir avec lui (Rires.). Même si dans chacun des personnages, il y a bien sûr toujours un peu de nous.»
On abandonne donc la lecture psychanalytique pour évoquer une passion bien vivante : l’escalade. Rien, pourtant, ne semblait disposer la petite fille rêveuse et asthmatique, dont les bronches irritées sifflaient à chaque foulée, à devenir une championne du monde de la discipline (en 1999), enchaînant les trophées, puis les ouvertures de grandes voies en compagnie de son compagnon, Arnaud Petit, lui aussi grimpeur multimédaillé, rencontré à 19 ans lors d’un stage de l’équipe de France.
La vocation est née en famille, du côté de Gap où les Bodet (Stéphanie, un frère, une sœur et les parents) sont installés. L'été, on randonne sur les sentiers du Dévoluy, du Champsaur ou du Queyras. Premières «grimpouilles» avec son frère, puis stages au Club alpin français et début de la compétition à Aix-en-Provence en compagnie d'Arnaud, «l'amour de sa vie», et d'un groupe de jeunes pousses talentueuses. S'ensuivront cinq ans de podiums, de sponsors et de courses extrêmes aux couleurs fluo. «L'idée était d'arriver au bout de soi. On dit souvent "se dépasser", c'est un peu galvaudé mais c'était vraiment le cas. Et il n'y avait que la pratique du haut niveau qui pouvait m'apporter cette discipline. Appréhender l'échec, maîtriser ses émotions… Après, j'en ai très vite vu les limites.»
Car la jeune grimpeuse, qui se plonge entre deux épreuves dans les récits d'Ella Maillart ou de Nicolas Bouvier, quand ses compétitrices feuillettent Sport et Vie en écoutant du heavy metal, n'est pas complètement à sa place. Sa voie, elle la trouvera la décennie suivante où en compagnie d'Arnaud Petit, elle enchaînera les voyages au long cours à travers le monde, réalisant au passage quelques grandes premières. Tsaranoro (Madagascar), Tours de Trango (Pakistan), Salto Ángel (Venezuela), El Capitan (Yosemite, Etats-Unis), Grand Capucin (massif du Mont-Blanc)… Aucune cathédrale de pierre ne résiste au jeune couple surdoué. «J'ai adoré faire ces voies, sentir les forces telluriques, être reliée aux temps géologiques, à quelque chose qui est plus grand que soi. Dans ces moments, on s'oublie en tant qu'humain pour faire partie de la nature.»
Un engagement et une passion qu'elle va peu à peu traduire en mots et récits, lestée d'une belle culture générale et d'un Capes de lettres modernes (elle enseignera même un temps). «Le rocher, c'est une histoire d'amour. Cela me fait penser à ce qu'un artiste doit ressentir avec la matière. Si ce n'est qu'un sculpteur peut modeler la roche alors qu'un grimpeur doit faire avec.» Derrière ce besoin d'absolu, cette ascèse, cette recherche de pureté, comme souvent, une blessure intime : la mort d'un accident cardiaque de sa petite sœur Emilie (le prénom de la narratrice du roman) alors que Stéphanie avait tout juste 20 ans. «A partir de ce drame, j'ai vraiment eu le sentiment de la fugacité de l'existence. Un deuil à cet âge, c'est un accélérateur : l'envie de vivre presque deux fois. Pour elle et pour moi.» Et de balayer avec philosophie la peur de l'accident, omniprésent en montagne. «Le risque, c'est comme un rite de passage. Une tradition qui n'existe plus dans nos sociétés. Flirter avec ses limites aide à se construire. Maintenant, c'est vrai, quand j'ai réalisé, un jour à 30 ans, que j'avais dans mon répertoire 35 numéros à effacer, cela fait réfléchir.»
Aujourd'hui apaisée après un passage par le yoga - «et continuer à porter des sacs de 30 kilos pendant des heures, non merci !» - elle consacre de plus en plus de temps à ses textes sans trop se soucier du lendemain. «C'est super de se tourner ainsi vers l'écriture. C'est une autre façon de résoudre des voies», note en riant Catherine Destivelle, alpiniste devenue éditrice. L'écrivain Jean-Christophe Rufin, qui grimpe régulièrement avec le couple, dit : «Chaque geste doit être beau. Pour eux, un geste loupé, lourd, ce n'est pas bien. Il y a chez elle une approche très élaborée des pas et des prises. Et l'on retrouve dans l'expression de Stéphanie la même recherche du mot juste, la même précision. Son style n'est pas dissociable de son style de grimpe.» Propos confirmés par Lionel Daudet, alpiniste écrivain : «J'ai l'impression quand je lis Stéphanie de la voir grimper.»
Besoins matériels réduits au strict minimum (côté revenus : stages de grimpe, conférences, coaching et publications), le couple, sans enfant, s'est installé récemment dans le sud du Luberon avec le chat Pimpoune. «Notre cahier des charges, c'était du rocher à cinq minutes de la maison !» Le luxe restant pour elle le temps, le silence et la nature. Une vie retirée, sans engagement politique affiché. Elle reconnaît ne pas toujours voter, a ressenti beaucoup d'empathie au début du mouvement des gilets jaunes mais se dit effrayée par le côté obscur de la foule. Ce qui n'empêche pas les opérations militantes à l'occasion, telle cette action organisée avec son ami Lionel Daudet il y a deux ans au-dessus de la Durance - une slackline de 80 mètres tendue entre deux pylônes (non branchés) - pour protester contre l'installation d'une ligne à très haute tension. «Quand tout semble désespéré, je préfère me concentrer sur les petites initiatives, toutes les belles choses qui émergent, en faisant confiance à la nouvelle génération.»
1976 Naissance à Limoges.
1999 Championne de la Coupe du monde de bloc.
2006 et 2007 Ascensions du Salto Ángel (Venezuela) et du Capitan (Californie).
2016 A la verticale de soi (biographie).
2019 Habiter le monde (L'Arpenteur).