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Libération
Récit

Européennes : fritures sur la liste jaune

Les candidatures portées par Ingrid Levavasseur sont massivement décriées par la base d’un mouvement qui rejette la démocratie représentative, incapable selon eux de répondre à leurs griefs.
Lors d’un rassemblement des gilets jaunes à Bourges, le 12 janvier. (Photo Cyril Zannettacci)
publié le 24 janvier 2019 à 20h16

Vous voulez briser la quiétude d’un rond-point ? Parlez donc des élections européennes. C’est un sujet hautement inflammable chez les gilets jaunes, qui dessine une ligne de fracture entre deux camps irréconciliables : d’un côté, les radicaux, dont l’objectif est de renverser le gouvernement dans la rue et qui montrent une grande défiance envers les élus ; de l’autre, les modérés, qui pensent que les gilets jaunes doivent se structurer et investir le champ politique.

L'annonce mercredi d'une liste menée par Ingrid Levavasseur a mis le feu aux poudres sur les groupes Facebook de gilets jaunes, traditionnel lieu de délibération du mouvement. Très énervé, l'influent Maxime Nicolle a réagi dans un live, estimant que Levavasseur les avait «trahis». «Les européennes, c'est rester dans le système actuel, rentrer dans un jeu dans lequel nous ne faisons pas les règles, a-t-il expliqué à ses suiveurs. Ne croyez pas qu'en passant par des élections, vous arriverez à changer quoi que ce soit. Parce que si c'était le cas, ça ferait longtemps qu'on aurait changé les choses.»

Coin de table

Présenter une liste aux européennes va contre certaines des valeurs fondamentales du mouvement. C'est d'abord accepter une forme de leadership, ce qui est un mot tabou chez les gilets jaunes. C'est aussi et surtout devenir une femme ou un homme politique dans un mouvement qui se dit sans cesse «apolitique» (même si le mot «apartisan» serait un terme plus approprié). C'est en outre accepter de jouer le jeu de la démocratie représentative à laquelle beaucoup ne croient plus. «Mme Levavasseur, pour qui vous prenez-vous ? Vous volez l'identité des gilets jaunes ! accuse un visuel très partagé. Faites une liste, mais pas au nom du peuple, pas au nom des gilets jaunes.» L'usurpation d'identité va plus loin pour les personnes mobilisées. La liste annoncée ose toucher à un totem du mouvement, le RIC. «Déjà que je suis contre cette liste, écrit une gilet jaune, mais en plus, ils ont nommé leur liste RIC (Ralliement d'initiative citoyenne). Je trouve ça scandaleux, c'est une grosse manipulation.»

La liste d'Ingrid Levavasseur a bafoué une autre valeur chère aux gilets jaunes : la transparence dans le processus de décision. L'impression générale est que cette liste a été décidée sur un coin de table. Certes, Hayk Shahinyan, aujourd'hui directeur de campagne, déclare depuis la mi-décembre qu'il veut monter une liste aux européennes. Mais l'annonce formelle de la liste, avec la publication de dix noms, a pris tout le monde par surprise. Sur la page Facebook de Shahinyan, un membre du mouvement résumait le malaise : «Hayk, je vous suis depuis le début et apprécie ce que vous faites. Mais là, vous ne pratiquez pas l'horizontalité. Y a-t-il eu un vote à ce sujet ? Nous sommes nombreux à penser que ça va tout simplement tuer notre mouvement et faire le jeu de la LREM.» Sous le feu de la critique, Shahinyan a supprimé sa page Facebook jeudi.

Pour pallier ce manque de démocratie interne, Eric Drouet, qui appelle, lui, à un «blocage général» du pays à partir du 5 février, s'est empressé de lancer un sondage sur la question sur son groupe «La France en colère !!!» : «Voulez-vous d'une liste aux européennes ?» Les résultats sont sans appel : 98 % de non sur 19 000 votants. Le sondage n'est pas représentatif de tout le mouvement, mais montre l'ampleur de la défiance envers Levavasseur et ses colistiers. Sans le soutien de cette base qui pourrait très vite devenir haineuse, il sera difficile de faire un bon score aux européennes. Au départ, l'aide-soignante de 31 ans était pourtant très populaire chez les gilets jaunes, qui appréciaient beaucoup ses passages télé. Son nom revenait alors très souvent parmi ceux susceptibles de devenir les porte-voix du mouvement.

Brigitte Macron

Mais Levavasseur a progressivement pris ses distances avec la ligne dure. Le 17 décembre, elle postait sur sa page Facebook un message très critiqué, appelant les gilets jaunes à «se reposer quelques jours» pendant les fêtes et donc à suspendre les blocages. Début janvier, elle avait de nouveau suscité l'ire du mouvement en acceptant de rejoindre l'ennemi, BFM TV, comme chroniqueuse. Autant annoncer son adhésion à La République en marche… Elle avait alors subi une violente campagne de harcèlement sur Facebook, avant de renoncer.

En acceptant d’être tête de liste, Levavasseur savait sans doute à quoi s’attendre : les gilets jaunes ne sont jamais aussi cruels qu’avec ceux qu’ils estiment les avoir trahis. Jacline Mouraud, héroïne des tout débuts, est devenue la tête de turc du mouvement, symbole de la trahison au nom des ambitions personnelles. Chaque gilet jaune qui fait un pas vers le système est immédiatement désavoué, voire excommunié.

Dans la liste des dix noms annoncée mercredi, un autre profil retient l’attention des gilets jaunes : un certain Marc Doyer, jusque-là totalement inconnu. Des captures de ses comptes Facebook et Twitter ont vite circulé sur les réseaux. On y voit notamment cet ex-membre d’En marche offrir un brin de muguet à Brigitte Macron en 2017. On le voit aussi, début décembre, poser avec un tee-shirt bleu «Emmanuel Macron président»… et un gilet jaune. Un profil singulier qui n’a fait que confirmer les intuitions des gilets jaunes : seuls des opportunistes peuvent se présenter aux européennes.