Tuer le président de la République. Un projet insensé. Pourtant, à bien des époques, plusieurs citoyens s’y sont essayés. Le plus connu, Maxime Brunerie, a tenté d’assassiner Jacques Chirac lors du défilé militaire du 14 Juillet 2002. Néonazi et suicidaire, le jeune supporteur du Kop de Boulogne avait glissé une carabine 22 long rifle dans un étui à guitare. Entravé par des badauds, le tir avait manqué Chirac. Bis repetita quinze ans plus tard, le 28 juin 2017. Cette fois, le locataire du Palais s’appelle Emmanuel Macron. Alertés par la recherche d’une kalachnikov sur un forum de jeux vidéo, les policiers fondent sur Argenteuil (Val-d’Oise). Ils découvrent un homme de 23 ans, nationaliste, seul et perturbé, ressemblant en tout point à Maxime Brunerie.
Le 6 novembre dernier, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a interrompu le dernier né de ces projets spectaculaires. A l'orée de la crise des gilets jaunes, six personnes liées à l'extrême droite sont interpellées en Moselle, en Ille-et-Vilaine et dans l'Isère. Quatre sont mises en examen pour «association de malfaiteurs terroriste criminelle» et «détention d'armes non autorisées». A nouveau, l'amorce de l'action se pare de grandiloquence : profiter des commémorations du centenaire de l'armistice de 1918 pour poignarder le Président. Ni plus ni moins…
Désœuvrement
Dans les premières heures, la presse s'alarme de cette folle entreprise. La menace d'ultradroite paraît de plus en plus incandescente, à tel point que la DGSI y prête désormais une attention soutenue. Néanmoins, à la lumière des documents d'enquête consultés par Libération, le projet d'assassinat d'Emmanuel Macron apparaît mal défini. Peu après les interpellations, le Canard enchaîné avait souligné leur concomitance avec la nomination du nouveau directeur général du renseignement intérieur, Nicolas Lerner, qui succédait à Laurent Nuñez, devenu secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner. Selon le palmipède, une tradition maison veut que les espions de Levallois-Perret réservent une affaire à leur nouveau patron en guise de cadeau de bienvenue. Il n'en demeure pas moins que l'enquête offre une plongée singulière dans les affres du nationalisme, sur fond de solitude extrême et de précarité.
Lundi 5 novembre au matin, celui qui est présenté comme le leader de l'opération d'assassinat d'Emmanuel Macron, Jean-Pierre B., 62 ans, prend le volant de son véhicule. Le préretraité embarque Antoine D., 23 ans, ancien plongeur de chez McDo. Le duo, séparé par près de quarante ans, quitte soudainement l'Isère en direction de la Moselle, via des routes secondaires. En garde à vue, le jeune homme explique la raison de cet étrange périple : un stage de self-défense proposé «il y a quelques mois» par Jean-Pierre B., car il voulait apprendre à se défendre à la suite d'un racket. En Moselle, les deux acolytes retrouvent Mickaël I. et David G. Le doyen du groupe les a connus par l'entremise des «Barjols», un groupuscule d'extrême droite créé en septembre 2017. C'est également sur la page Facebook de ce groupe que Jean-Pierre B. a rencontré son jeune protégé Antoine D.
Enième comète de la constellation d'ultra-droite, les «Barjols» sont nés dans la foulée de l'élection d'Emmanuel Macron. Les policiers de la DGSI décrivent l'entité ainsi : «Il s'agit d'un groupe anti-institutionnel, dénonçant le péril islamique, annonçant une guerre civile imminente et développant une forte appétence pour les techniques de survivalisme, paramilitaire, ainsi que pour l'armement.» Lors de l'audition de l'un des suspects, les policiers complètent le tableau : «Nous sommes en mesure d'affirmer que les «Barjols» voulaient s'attaquer aux migrants et à des mosquées.» Sur le groupe Facebook de l'organisation, il est écrit que le nom «Barjols» est une allusion à celui donné aux légionnaires lors de leur arrivée au Mali, un «petit clin d'œil à nos militaires». Tous assurent avoir quitté la structure aujourd'hui.
Outre la proximité idéologique, les quatre protagonistes semblent partager un certain désœuvrement. Antoine D. explique être au chômage depuis environ un an, et ne pas faire «grand-chose» de ses journées. Mickaël I. déclare, lui, vivre uniquement des allocations familiales. David G., en arrêt de travail depuis 2014, s'occupe de sa fille à la maison. Quant à Jean-Pierre B., sa carrière dans l'exploitation du bois touche à sa fin.
Lame en céramique
C'est dans le cadre du suivi des mouvances d'ultradroite que les enquêteurs s'attardent sur le vieil homme. Il faut dire que l'individu se montre virulent à l'endroit du président de la République sur les réseaux sociaux. A Henri A., un ami lui aussi placé en garde à vue avant d'être relâché, il aurait confié souhaiter s'en prendre physiquement au chef de l'Etat. En outre, il aurait précisé vouloir passer à l'acte avec une lame en céramique, indétectable aux contrôles de sécurité, à l'occasion de «l'itinérance mémorielle» d'Emmanuel Macron dans l'est de la France. Le 31 octobre, la section antiterroriste du parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire, confiée donc à la DGSI. Les policiers placent immédiatement Jean-Pierre B. sur écoute. Le 3 novembre, ils interceptent une conversation entre ce dernier et une femme, Françoise P. – également interpellée puis laissée libre. Sur la bande, ils décèlent «une action indéfinie envisagée dans l'est de la France», puis un «projet d'assassinat dans la commune de La Mure visant deux personnes non identifiées».
Les enquêteurs sont aussi particulièrement intrigués par la réunion qui s'est tenue le 5 novembre au soir chez David G.. Un projet d'attentat a-t-il été évoqué ? Une action était-elle réellement programmée, voire imminente ? Entendus dans les locaux de la DGSI, les quatre suspects nient d'abord farouchement les faits qui leur sont reprochés. Jean-Pierre B. décrit sa vie sociale, «surtout virtuelle», et parle du dénuement d'amis proches «car il n'y a personne de [son] entourage à qui [il peut] faire confiance». Il donne par ailleurs son avis sur la situation en France, évoque son sentiment d'insécurité, dû selon lui à «une immigration non contrôlée», et au fait que «les cités sont des zones de non-droit». Mais le sexagénaire, qui se dit «populiste mais pas d'extrême droite», se décrit avant tout comme quelqu'un qui «reste dans des choses pacifiques» et qui comptait «faire des gros mouvements, comme les gilets jaunes», car «il y a un moment où trop c'est trop». Jean-Pierre B. louvoie au moment de justifier son voyage en Lorraine. Selon ses dires, il s'agissait d'abord de visiter, puis d'aller voir sa famille, avant d'admettre que le déplacement visait à trouver des armes. «On a peur de se faire agresser chez soi, peur de sortir», renchérit-il. Parallèlement, les perquisitions menées aux domiciles de chacun des suspects ainsi que dans la voiture de Jean-Pierre B. s'avèrent fructueuses : des poignards, pistolets, carabine, fusil, munitions, couteaux, armes d'airsoft et matériels de survie sont saisis.
Exutoire
Au fil des interrogatoires, les langues finissent par se délier. Antoine D. avoue avoir été au courant du projet visant Macron. Il affirme surtout qu'«il n'y en a pas un qui hésitait» lors de la soirée du 5 novembre. S'il n'a pas verbalisé son désaccord, c'est uniquement par peur de représailles… L'hôte David G. confesse lui aussi que «J.P. voulait s'en prendre au Président». Même tarif enfin du côté de Mickaël I., qui après avoir nié tout projet d'action violente, confirme «les déclarations des autres gardés à vue» et détaille que Jean-Pierre B. «souhaitait acheter des armes, obtenir de l'argent en s'attaquant aux riches, et s'en prendre au chef de l'Etat». Avec des amis pareils, Jean-Pierre B. est contraint de passer à table. Prosaïque, il reconnaît du bout des lèvres que le kidnapping de «gens riches avec des cartes à débit non limité» a été évoqué sous le toit de son compère David G.. Quant à assassiner Emmanuel Macron, le sexagénaire jure qu'«il s'agissait juste d'une solution balancée comme cela, sans plus».
Tuer le chef de l'Etat, un remède aux maux de la société ? Jean Pierre B. y croit-il seulement, lui qui décrit un exutoire «à tous les problèmes de la France, économique, sécuritaire, ce genre de chose» ? Tuer un Président, une idée mégalomane pour sublimer une vie mélancolique, et s'extraire de l'anonymat ?